Le parcours artistique de Kiki Smith est tributaire de son origine familiale : fille de Tony Smith, précurseur du minimalisme (en fait un expressionnisme abstrait) et d’une mère cantatrice, sœur de deux jumelles, dont l’une est décédée des suites du Sida, en 1988, année de sa première exposition en galerie.
La maison familiale était fréquentée par de nombreux artistes, dont Barnett Newman et Jackson Pollock. Kiki Smith et ses sœurs assistaient leur père dans ses projets artistiques. En 1976, elle participe à la scène underground new-yorkaise et commence à travailler sur le corps humain et ses organes, s’inspirant notamment des illustrations du célèbre ouvrage d’anatomie d’Henry Gray (1901) et allant jusqu’à suivre en 1985 un cours sur la médecine d’urgence.
Dès 2003, le MoMA lui consacreune exposition avec 150 de ses œuvres et, en 2013, Yvon Lambert fait une exposition collective, « Les Papesses » comprenant aussi des œuvres de Louise Bourgeois, Camille Claudel, Berlinde De Bruyckere et Jana Sterbak
***Le corps
L’ensemble de son œuvre est marqué par sa fascination pour le corps humain, qu’elle représente d’abord de manière morcelée, la peau apparaissant comme une frontière fragile avec le monde.
« Je pense que j’ai choisi le corps comme sujet [dans mon travail], non pas consciemment, mais parce que c’est la seule chose que nous partageons tous ; nous en avons tous notre expérience propre et authentique. » (Citations de Kiki Smith mentionnées sur les cimaises de l’exposition, ainsi que les suivantes)
« Toute l’histoire du monde réside dans votre corps. »
Dès le milieu des années 1980, Kiki Smith propose une manière inédite d’explorer le rôle social, culturel et politique des femmes. Son travail prend, par la suite, un tournant plus narratif. Dans une perspective féministe, elle s’empare notamment de grandes figures féminines bibliques pour en proposer de nouvelles représentations. Dans son corpus, celles-ci côtoient des héroïnes de contes, ou le personnage ambigu de la sorcière, à la croisée de l’univers fantastique et de la culture populaire. À partir des années 2000, les grands mythes des origines attirent progressivement son attention, et la cosmogonie devient un chapitre à part entière de sa pratique. Parallèlement, femmes et animaux coexistent souvent de manière harmonieuse : leurs corps se relient parfois et des fusions opèrent, indépendamment de toute vraisemblance.
***Un catholicisme, une approche par la nudité
« Si art et catholicisme s’accordent si bien, c’est parce que l’un et l’autre renvoient à la possibilité d’une manifestation physique du monde invisible. »
Untitled, 1995
« C’est au Nouveau-Mexique, où j’ai travaillé pendant plusieurs années, et plus précisément dans le hall d’entrée d’une personne chez qui je m’étais rendue avec un.e ami.e, que j’ai découvert par hasard une petite crucifixion qui représentait un Christ tombant. Ayant décidé d’en réaliser ma propre version, j’ai demandé à mon voisin s’il voulait bien me servir de modèle pour le moulage du corps. Faute de temps, nous n’avons fait que le bas et j’ai dû terminer en moulant le haut de mon propre corps. À la fin, j’ai uni les deux moitiés. J’ai demandé à l’artiste Ann Hamilton, qui venait d’exposer à la Dia Art Foundation de New York des œuvres pour lesquelles elle avait utilisé des crins de cheval, si elle voulait bien m’en donner pour les cheveux de mon Jésus. Et elle a gentiment accepté. »
Le recours au papier-mâché lui permet de restituer l’aspect sensible de la peau, mais aussi d’en offrir une approche métaphorique
: il s’agit d’une frontière éminemment fragile, froissable et périssable.
Blue Girl
Kiki Smith revisite pour partie une posture classique de l’iconographie de la Vierge Marie – les paumes de mains ouvertes à hauteur des hanches, la tête légèrement baissée. Au-delà de cette référence affirmée, l’œuvre peut être lue au prisme de l’intérêt de l’artiste pour les liens invisibles unissant l’être humain à l’environnement naturel, et entre tous les éléments de celui-ci. Ainsi les « astres » ont été fondus à partir de moulages d’étoiles de mer.
Virgin Mary, 1992
Mue par son intérêt pour le fonctionnement du corps humain, Kiki Smith puise notamment son inspiration dans les cires anatomiques utilisées aux XVIIIe et XIXe siècles pour l’enseignement de la médecine. Désirant produire son propre écorché après en avoir admiré au sein de collections européennes, Kiki Smith donne chair à une Virgin Mary dont le système musculaire est rehaussé d’une pigmentation rouge. Nourrie par les écrits de saint Thomas d’Aquin, l’artiste attire ainsi notre attention sur certains des dualismes qui imprègnent notre culture telle que l’opposition rationaliste entre l’âme et le corps. Incarner physiquement cette figure sacrée lui permet d’en souligner l’humanité. L’année suivante, Smith en tire une version en bronze dont les veines, réseau vital, sont soulignées d’argent.
Annunciation, 2010
Kiki Smith décrit cette œuvre comme « une représentation androgyne de la Vierge Marie au moment de l’Annonciation », en référence à l’annonce faite à Marie par l’Ange Gabriel. Elle l’a imaginée à la suite d’une rencontre fortuite avec une artiste portant un costume d’homme et les cheveux courts, dont l’allure lui a immédiatement évoqué l’Autoportrait aux cheveux coupés (1940) de Frida Kahlo (1907-1954). La figure peut également être perçue comme une incarnation de l’artiste face à l’inspiration créatrice, énergie invisible qu’elle cherche à recevoir de sa main levée.
Pyre Woman Kneeling, 2002
Cette sculpture a été imaginée par Kiki Smith en réponse à l’appel diffusé par une ville allemande pour une commande dans l’espace public. À cette époque, l’artiste est frappée par la complète absence de monument à la mémoire des milliers de femmes assassinées en Europe, au fil des siècles, dans le cadre de procès en sorcellerie. Bien que son projet n’ait pas été retenu, Smith a réalisé trois versions de cette œuvre en leur hommage. Elle établit un parallèle entre la posture de la femme nue, agenouillée les bras ouverts dans l’attitude d’une orante, les yeux tournés vers le ciel, et celle du Christ en croix.
***Créer avec la tapisserie
« Au début, j’ai voulu représenter la terre, le ciel et les enfers. »
Sky 2011, tapisserie
« J’avais vu la Tapisserie de l’Apocalypse dans des livres et je tenais beaucoup à la voir en vrai. Un jour, j’ai donc fait le voyage jusqu’à Angers. J’ai été bouleversée en la voyant, de même que devant la tapisserie de Jean Lurçat qui lui fait écho. Elles m’ont toutes deux habitée pendant près de trente ans. Les éditions Magnolia m’ont ensuite invitée à créer une tapisserie et j’ai accepté. À l’époque, je travaillais sur de très grands formats, je faisais des dessins et je les transformais en lithographies, puis je réunissais le tout dans des collages. Ça a été l’occasion pour moi d’introduire la couleur dans mon travail. Mon intention au début était de réaliser des tapisseries en mélangeant à la fois le Moyen-Âge, les folles années 1920 et l’art hippie afin de créer des images spectaculaires. La première œuvre a été Earth [Terre], la deuxième Sky (à partir d’un dessin d’un de mes amis), et la troisième Underground [Sous-terre]. Je pensais pouvoir réaliser une série homogène, mais après ces trois premières tapisseries, ce projet est tombé à l’eau et les suivantes sont surtout influencées par ma vie à la campagne. Il en existe douze pour l’instant. Elles sont faites avec un métier à tisser Jacquard, mais requièrent des outils techniques et informatiques innovants. »
*** Le mythe de la réconciliation totale
« Nous faisons partie du monde naturel, notre identité est intrinsèquement liée à notre relation avec notre habitat naturel et les animaux. »
Cette œuvre fait partie d’un cycle consacré à la sainte patronne de Paris, dans lequel elle apparaît nue et en compagnie d’un ou de plusieurs loups. À dix-neuf ans, alors qu’Attila menace d’envahir la ville, Geneviève parvient à dissuader la population de prendre la fuite, et l’exhorte à la résistance. À partir du xve siècle, elle est souvent représentée en Vierge pastourelle, entourée de moutons et parfois de loups, dans une coexistence harmonieuse.
« Rapture et Born [Née] sont deux œuvres que j’ai créées à la même époque. La première représente une femme naissant d’un loup et l’autre, une femme naissant d’une biche. Durant ces années-là, je m’intéressais aux travaux du sculpteur américain Paul Manship et à l’art des années 1930, notamment à la sculpture Art déco. Rapture s’inspire très clairement du conte du Petit Chaperon Rouge et surtout de la fin de l’histoire lorsque le chasseur découpe le ventre du loup et que les deux femmes en ressortent. Je me disais qu’il était intéressant d’imaginer à quoi aurait pu ressembler une créature née d’un loup, à l’instar de Vénus debout sur la coquille ou de la Vierge Marie avec la lune sous les pieds. »
**La nature et le métal
C’est au cœur des reliefs verdoyants des Catskills, à 200 kilomètres de New York que Kiki Smith aime a trouvé refuge ; la faune et la flore sont devenues ses principales sources d’inspiration
Quiver, 2019
Cette œuvre récente est révélatrice du goût de Kiki Smith pour le travail du métal – un travail qu’elle compare à une lutte pour insuffler la vie à un matériau inanimé. Sensible aux différentes manifestations physiques du monde spirituel, l’artiste cherche ici à représenter une forme d’énergie fluide qui constituerait chaque être et résonnerait avec l’espace environnant.
Jean Deuzèmes (avec une large utilisation du dossier distribué aux visiteurs)
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