Joris Van de Moortel est un artiste, grand lecteur de la Bible, travaillé par la question du sacré et du religieux, mais aussi par la place de l’art dans la transformation du monde actuel, comme le manifestent ses expositions antérieures. Ici, à travers l’allégorie d’un navire peuplé de fous, allant au naufrage, il interroge la place de l’artiste dans la société et critique les valeurs matérialistes ou les conséquences des actes des hommes sur les désordres de la planète.
Bien que d’esprit syncrétique et se situant expressément dans la contre-culture, il va puiser dans la culture la plus classique des thèmes, comme la Nef des fous, avec des références explicites à Dürer qui a dessiné le texte fondateur de Sébastien Brant. Ce sujet a été traité à multiples reprises par les artistes de tous les siècles [1] pour aborder de grandes questions de société, la vision de Jérôme Bosch étant le socle commun. Ce thème, ce mythe, le fascine, comme la question de la mort, et l’époque médiévale aussi, car il en fait un parallèle avec la société du spectacle, théorisée par Guy Debord en 1967.
La Nef des fous a fait partie des symboles de la scène underground et rock des années 70 et 80 : John Cale du groupe Velvet Underground qui était lié à Andy Warhol, The Doors, Erasure.
Mais à Saint-Merry, "The song of the incomplete" issu de son livre "Sept Chansons Moralistiques n’entraînant pas la mort", fut une courte performance où se superposaient, d’une part, un texte préenregistré, sur fond sonore, extrait d’un vaste poème écrit par l’artiste en sept parties, dans le style de textes médiévaux et parlant de la disparition des espèces, de la musique dysharmonique du monde, des valeurs fondamentales bafouées et, d’autre part, une performance-cérémonie empruntant au religieux interrogeant son identité d’artiste, ici représentée par sa guitare électrique.
Cette performance, qui a pu dérouter certains dans une église, d’une durée de 20’, dont on ne savait pas quel était l’exact commencement par rapport à la préparation, était interprétée avec les musiciens représentant un ensemble de chambre contemporain d’un nouveau type : un batteur, une guitare électrique basse, un technicien son, un porteur du texte enregistré déguisé en fantôme représentant le monde des esprits.
Joris Van de Moortel. Performance à Saint-Merry : « "The song of the incomplète" Extraits de "Sept Chansons Moralistiques n’entraînant pas la mort" ». 11-01-2020 from Voir & Dire on Vimeo.
Tout commence par un assemblage de tapis que l’on pourrait trouver dans certains lieux de cultes, avec des cierges et des vases de verre recueillant de l’encens. L’artiste est un personnage créateur de rite [2] et jouant tous les rôles de la cérémonie qui semblait emprunter tout autant à des cérémonies hindouistes sur le bord du Gange (récipient, eau, feu, fumée, clochette, préparation des rites funéraires) qu’à la sauvagerie d’un culte vaudou. Il joue de sa guitare, sa propre vie, la vie en général. La musique porte les dimensions de la transe, celle retransposée dans le rock.
Il prépare sa guitare à la mort en créant un long cérémonial. Puis s’opère la mort de la guitare, qu’il casse lui-même dans un climat de violence. Une image possible de la fin du monde pour l’artiste ou une analogie avec l’échouage de la nef sur la terre ferme, représentée dans certains de ses tableaux. Il met en scène une fin.
Il confectionne alors pour sa guitare un linceul à partir de ce qu’il a sous la main. Notamment son propre costume qu’il découpe directement sur lui, grande tradition religieuse revisitée du déchirement de ce qu’on porte (deuil, tristesse,indignation). Il y a beaucoup de tendresse dans la manière dont il prépare son instrument au dépôt en terre. Mais brusquement, il le ressuscite en le rafistolant avec du scotch, une nouvelle corde et le reprend pour lui faire sortir des sons qui sont d’une tout autre nature. Et c’est avec un micro et un harmonica qu’il termine sa performance sur un ton nostalgique surnageant des autres sons de l’ensemble.
L’artiste musicien est acteur de sa vie passée et future, il renaît d’une autre manière, il est debout et il a toujours le même public.
Située dans la nef de Saint-Merry, cette création, étrange pour les non-familiers de la performance, est faite de rites revisités, dans l’esprit de l’underground, et ne singe en rien les rites chrétiens explicitement mentionnés. De l’excès rageur puis de respect à l’égard de l’objet mort, image de son futur ultime, il passe à l’espérance et à la sérénité, alors que le texte de son oratorio demeure très sombre.
Si, dans ses œuvres plastiques, l’artiste parlait de sa solitude, de son impuissance, dans sa performance il change de registre comme le titre semble l’indiquer. Le cadre de l’église permet cette expérience créative, un dépassement de la fin de la Nef des fous, une expression du spirituel en des termes d’un undergound revisité.
Jean Deuzèmes
PJ Texte de l’oratorio et référence à d’autres expos de la Galerie Nathalie Obadia