Nous les arbres Introduction à l'exposition de la Fondation Cartier montage par Voir & Dire on Vimeo.
Cette exposition est significative de la posture actuelle de l’institution artistique qui mélange les finalités des fondations philanthropiques et celles des ONG impliquées dans les questions de transformation de la terre. Si les moyens qu’elle mobilise la distinguent nettement, la Fondation Cartier se singularise surtout par un discours politique sur le Bien commun, mais sans quitter l’art, et qui plus est en l’appréhendant avec originalité sous de multiples expressions.
De précédentes expositions comme « Le grand orchestre des animaux » (2016) ont montré le tropisme de la Fondation pour la beauté de la nature, donc sa défense, mais aussi pour l’Amérique latine comme on peut le voir dans la promotion récurrente depuis 10 ans d’artistes brésiliens ou paraguayens. D’où l’importance donnée, ici, à la forêt amazonienne et non européenne. Si l’exposition de 2016 questionnait la hiérarchie hommes / animaux selon la philosophie de Descartes, « Nous les arbres » se positionne autrement en conférant à l’arbre un quasi-statut d’individu, mais sur un mode qui n’est pas celui de la métaphore littéraire bien connue.
Pensée systémique, découvertes botaniques et chimiques, sciences sociales, imaginaires de la représentation permettent de penser différemment la réalité de cet autre qui ne parle pas dans nos mots.
On retrouve en outre, ici, deux autres dimensions familières des expositions antérieures : la culture scientifique et la transmission des savoirs par des scénographies rendant accessibles les résultats de longues recherches non pas sur le mode du divertissement simplificateur ou de la vulgarisation télévisuelle, mais sur le mode de l’hybridation de la beauté et du narratif.
« Nous les arbres » mêle émotion et apprentissage, elle mobilise chez le visiteur ce qu’il a vécu ou connu de sa relation aux arbres.
« Le parcours de l’exposition, rythmé par plusieurs grands ensembles d’œuvres, déroule trois fils narratifs : celui de la connaissance des arbres – de la botanique à la nouvelle biologie végétale – ; celui de leur esthétique – de la contemplation naturaliste à la transposition onirique – ; celui enfin de leur dévastation - du constat documentaire au témoignage artistique » affirme le splendide catalogue remis gratuitement au visiteur.
Ces trois fils sont tirés au travers de cinq espaces :
**La passion humaine pour l’arbre.
Au RdC, une « petite » salle aborde la question très classique des relations de l’homme et de l’arbre, avec notamment un film de Raymond Depardon et des tableaux du plasticien – planteur d’arbres en Vendée- Fabrice Hyber.
(Cliquez dans les petites images pour agrandir) Le premier donne la parole à ceux qui côtoient et chérissent les arbres, voire s’en plaignent, tout en ayant un rapport affectif avec eux. Le second, avec ses dessins surchargés de phrases et de signes, fait de ses tableaux le support de démonstrations [2] , emprunte le point de vue de l’arbre, se « met dans sa peau », son écorce, et réalise des œuvres poétiques (les fruits du pommier se transforment en cerises en tombant) et déclaratives.
Des sculptures, des bois taillés en manches d’outils sur un mode poétique, et la revisitation des ex-votos par des artistes brésiliens magnifient l’arbre au travers de sa matérialité, le bois. La main de l’artiste lui donne un autre corps.
**Puissance et vulnérabilité de la forêt
La « Grande » salle évoque la considération que les artistes brésiliens et paraguayens accordent aux arbres en les admirant, les rêvant, les observant, les faisant parler à leur place de leur culture, de leurs peurs, et de la dévastation des forêts provoquée par le capitalisme financier.
Luis Zerbini, dont les œuvres reviennent souvent à la Fondation Cartier, domine l’espace avec un herbier géant et des toiles de très grand format, où la nature est en hyperprésence (voir entretien vidéo).
Tout en volutes et excès, immaîtrisable, à l’image de la forêt amazonienne, cette nature s’immisce dans les représentations de la modernité, la ville, avec ses quadrillages de façades et d’équipements en tous genres. L’artiste développe une approche quasi cinématographique : « la sensation d’être dans la peinture comme si on se trouvait au milieu de la forêt » écrit-il. Avec ses Nymphéas, Monnet produisait un effet analogue, mais c’est vers l’abstraction, le nouveau courant qui s’épanouissait alors, qu’il tendait. Zerbini est, lui, dans la réalité augmentée et presque de la VR (réalité virtuelle et techniques numériques avec masque), entre rêve et réalité.
En contraste, les dessins de trois artistes yanomami, ces habitants de la forêt paraguayenne, autochtones possédant un grand savoir, développent à la fois leur cosmologie animiste, leur peur de voir leur milieu détruit par les agissements de l’industrie agro-alimentaire soutenue par les puissances politiques, dont l’actuel président du Brésil est le représentant le plus caricatural.
Sur des petits formats, le tragique est exprimé au Bic ou au feutre.
**Comprendre le "Nous" attribué aux arbres
À l’étage inférieur, sont rassemblées 180 œuvres d’une vingtaine d’artistes et de botanistes qui ne dissocient pas la beauté plastique et la complexité de l’architecture végétale. Cette partie très dense et buissonnante par les thèmes et les démarches esthétiques est dominée par l’approche de scientifiques ou de professionnels connus qui sont aussi artistes dans l’expression des résultats de leurs recherches, comme les croquis et relevés. On peut parler d’hybridation ou de bouturage, le visiteur pouvant être subjugué (ou accablé ?) par la multiplicité des dessins et écrans.
Inspirateur de l’exposition, Francis Hallé, spécialiste des canopées des forêts tropicales, est un des grands témoins de la richesse et de la fragilité du monde végétal dont il est un ardent défenseur [3]. Ses [dessins] de carnets d’expédition sont l’expression poétique étonnante de ses observations.
Stefano Mancuso est l’archétype du savant que la Fondation Cartier aime mettre en avant : ce pionnier de la biologie végétale parle de la sensibilité des plantes, de leur capacité de mémoire, de leur communication et fait de l’arbre l’alter ego de l’homme. Ses splendides aquarelles font référence à la tradition des botanistes du XVIIIe.
Autre approche fascinante, celle des architectes et designers Cesare Leonardi et Franca Stagli, qui ont réalisé 374 dessins au 1/100e de différentes espèces d’arbres que le visiteur observe à la loupe, et qui sont autant d’outils graphiques inédits pour entrer dans l’intimité de l’arbre. En jouant sur l’extrême précision de cette nouvelle forme de miniature, ces œuvres accroissent chez le visiteur l’empathie pour ce végétal bien plus vieux que l’homme [4].
Placer le curseur de réglage à 13’29 pour voir l’extrait saisissant de la vidéo "Exit" de Dilller Scofido + Renfro, déjà présentée à la Fondation Cartier. Utilisant de nombreuses bases de données, il montre les mécanismes accompagnant la déforestation : la disparition des hommes autochtones, des langages et des savoirs ancestraux, etc.
EXIT - Virilio, Diller Scofidio + Renfro, Hansen, Kurgan, Rubin, Pietrusko, Smith - 2008-2015
Les artistes interprètent les approches rigoureuses des scientifiques. Ainsi, les dessins de Charles Gaines qui, à partir de photos, redessine, sous la forme de pixels, la majesté de l’arbre.
Les photographes des grandes forêts se retrouvent dans des approches plus oniriques, fantasmatiques ou chamaniques de l’arbre, pour en magnifier la beauté.
Mais pénétrer la forêt semble impossible que ce soit à l’aide des photos aériennes comme George Leary Love le tente, ou avec des prises de vue horizontales qui s’inspirent de dessins des premiers explorateurs européens, Cassio Vasconcellos mais se réduisent visuellement à une masse ondulante. La forêt résiste à l’analyse du regard tant elle est complexe et semble protéger son mystère. Le dessin analytique a d’autres vertus.
**L’arbre, lieu d’asile entre le ciel et la terre
Le quatrième espace, vidé de tout pour accueillir une vidéo en très grand écran, rend plus envoûtant encore le rapport à l’arbre. Avec « Aromas que Trae el viento », la réalisatrice Paz Encina plonge le visiteur dans la forêt du Gran Chaco paraguayen au travers de ses souvenirs d’enfance, d’archives et d’images récentes. La salle devient ainsi un lieu de méditation quasi religieux, où le message, avant tout poétique, est aussi un discours de combat contre la prédation par l’homme.
**Les arbres de la Fondation Cartier
À l’extérieur, le parcours proposé habituellement dans le jardin trouve tout son sens avec ses cartels apposés sur les 24 arbres, dont le Cèdre du Liban planté par Chateaubriand. Ces arbres prennent ainsi le statut d’œuvres d’art vivantes tout en coexistant avec des œuvres commandées par la Fondation.
L’arbre-source en bronze de Penone, « Biforcazione » vieux de 30 ans n’est plus dissociable des espèces vivantes. Le bronze imaginé avec Agnès Varda, « Nini sur son arbre », avant son récent décès ainsi que ses deux films projetés dans une cabane de fortune traduisent la relation fidèle entre la Fondation et l’artiste.
Mais c’est probablement « Symbosia » (2019) qui signe le mieux l’ambition de toute l’exposition : traduire le dialogue entre un scientifique et un artiste, le botaniste Stefano Mancuso et Thijs Biersteker. Une douzaine de capteurs, placés sur un marronnier d’Inde et un chêne chevelu, révèlent en temps réel la réaction des arbres à l’environnement et à la pollution, le phénomène de la photosynthèse, la communication racinaire.
Le dispositif très complexe aboutit à des écrans au pied des arbres qui font apparaître des courbes se déformant en permanence, des ondes suggérant l’invisible de l’intelligence des deux arbres.
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**Quelles réponses donner aux arbres ?
Ce parcours autour de l’immeuble de verre de Jean Nouvel recouvert d’un film translucide végétal permet d’entendre avec justesse le titre « Nous les arbres », par une approche directe et réelle. L’exposition a gagné sa plaidoirie en faveur de la vie auprès des arbres, alors que déjà en 1972 le grand juriste américain Christopher Stone affirmait que les arbres devaient être considérés comme[ des sujets de droit [5]. Et après ?
Comment et jusqu’où la Fondation Cartier s’engagera-t-elle politiquement après un tel discours cohérent et sensible ?
Jean Deuzèmes
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