Martin Puryear. « Liberty ». Pavillon des USA
Né en 1941, ce doyen de l’art n’a cessé de défendre les valeurs de la démocratie, de la liberté et du respect des minorités. Peu connu en Europe, mais ayant bénéficié de grandes rétrospectives outre-Atlantique, cet Afro-Américain se veut universaliste. Le pavillon est entièrement dédié à ce qui lui est vital, la liberté. Dans son œuvre, il recherche la cohérence, mais non la synthèse, entre des visées qui peuvent sembler contradictoires : le grand art versus l’artisanat, la culture occidentale versus une culture globale, la spécificité des formes créées par un artiste versus l’universalité des expressions. Martin Puryear peut sembler classique dans ses méthodes : il dessine à la main, fait plusieurs maquettes, puis passe à la sculpture, un médium utilisé depuis des millénaires et compris dans toutes les cultures.
À l’époque des tweets brutaux et racistes du 45e président, cette exposition apparaît comme décalée, incongrue, dépassée, voire comme une critique à peine masquée du niveau culturel des dirigeants. Mais par la culture qu’elle transmet, c’est le contraire. La liberté première de cet artiste est de partir d’une philosophie idéaliste afin de plaider pour un contrat social, en passant par des expériences vécues.
Contrairement aux artistes du moment qui sont des chefs d’entreprise, il demeure un artisan sculpteur, utilisant des matériaux anciens à la manière d’un ébéniste, sa formation de base, rejetant la technologie. Aussi, il peut s’écouler une décennie entre une commande et sa livraison. Les titres des œuvres prennent beaucoup d’importance, loin des fréquents « Untitled » affichés par de nombreux contemporains.
Martin Puryear est un post minimaliste puisant la force de ses œuvres dans la réduction des moyens, mais sans géométrisme, car il n’a pas à régler ses comptes ni avec l’expressionnisme abstrait ni avec la figuration. La forme toujours claire, peut être familière, hybride, est au service de l’expression de valeurs dans une mise en scène très sobre.
La façade classique du pavillon des USA cachée par une intrigante sculpture en bois rayonnante donne le ton. « Swallowed Sun (Monstrance and Volute) », œuvre monumentale, n’est pas un décor et apparaît vite comme un bonnet phrygien, ce chapeau qui, avant d’être le symbole français de la liberté, était porté par les anciens esclaves noirs américains devenus libres. Cet objet récurrent chez l’artiste est traité à de multiples échelles et couleurs, il est un symbole fort de la lutte pour l’émancipation qu’il exprime souvent, tout en le déclinant diversement.
À l’intérieur, « Cloister-Redoubt or Cloistered Doubt ? » est une sculpture imposante (2,53x 2,44x1,35), énigmatique au premier regard, et admirable dans sa confection : l’artiste a utilisé avec maestria plusieurs variétés de bois et techniques de mise en œuvre. « Cloître –refuge ou doute enfermé ? » est un beau condensé de son approche et se présente en trois parties : un petit abri précieux perché sur des poutres grossières et sombres, rigoureusement posées, le tout sous une canopée très fine de bois, qui a tous les traits d’un tissu. Formellement la tension est palpable entre une forme subtile et organique de pignon et la base brute de poutres isolée dans l’espace.
Entre les deux, la structure ouverte pour partie, un bonnet phrygien à l’intérieur de bois blond, une forme de tabernacle, un « refuge pour la raison » selon l’artiste. Pour lui, son œuvre est une méditation sur la croyance religieuse et sur la foi comme structure, peu importent les religions. La sculpture exprimerait alors un regard sur la ferveur religieuse contemporaine : une confrontation entre un refuge fortifié et refermé sur lui-même et un extérieur où s’expriment les différences. L’intériorité qu’il montre avec la grille dorée apparaît comme ambivalente, car elle tient autant du sanctuaire que de l’emprisonnement. Le « ? » du titre laisse ouvert ce questionnement. L’œuvre, par sa beauté, suscite l’émotion et la réflexion ; elle va au-delà du cadre idéologique familier aux USA où la religion est partout, influant sur le politique et contribuant à des dérives sectaires ou suprématistes.
Arthur Jafa. « Big Wheel 1, 2 et 3 »
Lion d’or 2019 du meilleur artiste dans l’exposition internationale, cet Afro-Américain né en 1960, vivant et travaillant à Los Angeles, est un représentant de la génération qui a succédé à Martin Puryear et dont la production est totalement différente. Ce prix témoigne de la visibilité croissante des artistes noirs dans le monde, diaspora ou nationaux. Le commissaire Ralph Rugoff a voulu documenter largement cette place avec de nouveaux pavillons comme ceux de Madagascar ou du Ghana, de nouveaux artistes, ou en ponctuant l’Arsenale d’immenses et splendides photos de la Sud Africaine Queer, Zanele Muholi, qui évoque la question des identités au-delà de son propre pays.
Arthur Jafa apparaît deux fois : l’une en tant que vidéaste, l’autre en tant que sculpteur.
« The White Album », vidéo de 50 minutes construite à partir de films et d’images d’archives ou du Net qui expriment la tension entre Blancs et Noirs aux USA (Lire analyse et voir extraits), est dans l’esprit du mouvement « Black Lives Matter ». L’œuvre exprime l’absurdité des situations, mais aussi l’intérêt d’aborder la question raciale avec des images ( Entretien avec l’artiste - Vidéo)
« Big Wheel », (Grande roue 1, 2 et 3 - 2018) est, de son côté, une installation visuellement écrasante faite de trois pneus de camion, de jantes et d’enjoliveurs, le tout entouré de chaînes. Tout est noir. Les trois œuvres expriment la fascination de l’artiste pour la culture industrielle du Mississippi et la fabrication des roues géantes de camion par les ouvriers noirs. Il y a donc de l’admiration pour les objets produits, et l’ensemble fait référence au mode de vie qu’ils ont permis.
Mais en les entourant de chaînes noires, Arthur Jafa va au-delà. Si la grandeur de ces pneus enchaînés exprime l’assujettissement dans des États où a sévi auparavant l’esclavage, les habillages d’acier ont aussi l’élégance de gants féminins brodés, d’un autre temps, car les technologies de fabrication par les ouvriers noirs sont dépassées, avec tout ce que cela induit au niveau de l’emploi. Ces pneus sont donc des monuments à la gloire des ouvriers noirs, mais aussi à un mode de vie passé et basé sur la mobilité. Ce qui a assuré l’élévation d’un mode de vie s’est effondré.
Shilpa Gupta « For, in your tongue, I cannot fit »
Vivant et travaillant à Mumbai, Shilpa Gupta (née en 1976) est une artiste indienne qui prend comme objet ce qui sépare, les frontières et les clivages ethno-religieux tout comme les structures de surveillance. Son approche conceptuelle donne des œuvres impressionnantes comme aux Giardini, cette grille de résidence surveillée ( Untitled 2009 )s’ouvrant et se refermant sur un mur aveugle en le détruisant progressivement : les grilles faites pour se protéger détruisent de fait ceux qui habitent derrière.
« For, in your tongue, I cannot fit » est une œuvre sonore qui occupe un vaste espace à l’Arsenale. Cent micros faisant aussi fonction de haut-parleurs et autant de pupitres supportant des feuilles de papier constituent le cadre d’une symphonie pour 100 poèmes ou chants élaborés par des poètes emprisonnés pour leur travail ou leurs opinions, du 7e siècle à nos jours.
Shilpa Gupta « For, in your tongue, I cannot fit » from Voir & Dire on Vimeo.
La réversibilité micro/haut-parleurs a souvent été utilisée par l’artiste pour mettre en valeur la contradiction de pouvoir entre l’orateur et le public. À Venise, le visiteur se promène dans l’installation se laisse charmer et entend ces récitations en diverses langues. Qu’il les comprenne ou non, il ne peut qu’être impressionné par l’origine des textes. Mais il peut aussi intervenir et lire le texte du pupitre ; sa voix est alors amplifiée, traitée et revient en écho désincarné. L’artiste a redonné voix aux poètes que l’on a voulu réduire au silence. Le visiteur y est associé.
Jitish Kallat , « Covering Letter »
Dans le cadre du 150e anniversaire de Gandhi, le pavillon de l’Inde accueille sept artistes qui ont été sensibles à la pensée du Mahatma. Jitish Kallat (né en 1974) qui vit et travaille aussi à Mumbaï, a choisi en 2012 de mettre en scène la lettre que Gandhi avait adressée à Hitlerle 23 juillet 1939, un texte incisif lui demandant d’éviter la guerre. Cette lettre n’arriva jamais à son destinataire, car elle avait été interceptée par les autorités britanniques. Un mois après, la guerre éclatait.
Dear friend,
Friends have been urging me to write to you for the sake of humanity. But I have resisted their request, because of the feeling that any letter from me would be an impertinence. Something tells me that I must not calculate and that I must make my appeal for whatever it may be worth.
It is quite clear that you are today the one person in the world who can prevent a war which may reduce humanity to the savage state. Must you pay the price for an object however worthy it may appear to you to be ? Will you listen to the appeal of one who has seliberately [sic] shunned the method of war not without considerable success ? Any way I anticipate your forgiveness, if I have erred in writing to you.
I remain,
Your sincere friend
M.K.Gandhi
Jitish Kallat a mis en scène ce texte dans une pièce sombre, en le projetant sur un rideau de fumée au travers duquel le visiteur doit passer en suivant un plan incliné. L’artiste voulait que ce texte s’imprime chez le visiteur, qu’il en fasse l’expérience active- et non passive assis sur un siège- par la marche, attitude omniprésente dans la non-violence indienne.
Jitish Kallat , « Covering Letter » 2012 from Voir & Dire on Vimeo.
Briser le silence, révéler ce qui n’a pas été mis au jour ou entendu, les quatre artistes ouvrent le visiteur à des espaces nouveaux à la réflexion sur le statut de la vérité, à partir d’expériences sensibles toutes différentes.
Jean Deuzèmes.
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