**L’Europe, une nouveauté pour la Fondation Cartier !
Le texte du catalogue gratuit, aussi luxueux et intéressant que pour les autres expositions, est très explicite. Alors que la Fondation avait fait découvrir de nombreux continents ou régions, elle s’intéresse à ce qu’elle n’avait pas fait, étrangement, jusqu’à présent : L’Europe.
Pendant un an, l’équipe de la Fondation Cartier pour l’art contemporain est partie à la rencontre de jeunes artistes à travers le continent, au-delà des frontières politiques de l’Europe. Cet ambitieux travail de recherche l’a menée dans 29 pays, à la découverte de plus de 200 artistes choisis parmi près d’un millier de créateurs repérés en amont. Initiée sans idée préconçue ni mot d’ordre, cette quête a abouti à une sélection volontairement resserrée de 21 artistes, issus de 16 pays, s’exprimant par le biais de la peinture, de la sculpture, de la mode, du design ou du film. Nés entre 1980 et 1994, ils ont grandi après la chute du mur de Berlin et témoignent ensemble de l’extraordinaire dynamisme des scènes artistiques du continent. La plupart d’entre eux se sont formés ou vivent ailleurs que dans leur pays d’origine, attestant ainsi d’une mobilité bien réelle au sein de l’espace culturel européen. Pour la très grande majorité de ces artistes, il s’agit ici de leur première exposition dans une institution internationale.
L’exposition trouve son titre dans les multiples métamorphoses qui traversent les créations de ces artistes. Leurs esthétiques souvent fragmentées dévoilent un intérêt pour l’hybridation, le collage et l’archéologie. En s’appuyant sur les legs du passé, les traditions folkloriques ou les mémoires collectives, ils s’emparent de savoir-faire comme le moulage, la céramique ou la broderie. Imprégnées du passé, leurs œuvres, faites de matériaux souvent collectés et transformés, révèlent une attention tout aussi aiguë aux enjeux du présent. C’est au cœur même de leur processus de travail que l’on retrouve, métamorphosées, des préoccupations contemporaines majeures comme la préservation et le recyclage des matériaux, la relecture des héritages historiques et culturels ou le réexamen des constructions identitaires. Les œuvres qui en résultent, lyriques, épurées ou sauvages, attestent d’une très forte volonté d’hybridation des identités, des cultures et des modes d’expression. Avec poésie, onirisme et humour, cette nouvelle génération de créateurs contribue ainsi à dessiner le visage de l’Europe d’aujourd’hui et de demain.
Au rez-de-chaussée, les artistes réunis témoignent d’un intérêt pour les questions d’architecture et d’espace partagé, public ou domestique. Leurs œuvres ont été pensées dans une relation très étroite avec l’architecture du bâtiment qui les accueille. À l’étage inférieur, l’attention des artistes se focalise sur la figure humaine et l’espace intime. Les œuvres présentées font le portrait d’une humanité aux identités fluctuantes dans un monde lui-même en pleine transformation. Point d’orgue de l’exposition, la dernière salle rassemble des artistes qui proposent un dialogue, spirituel ou plus profane, avec le monde non-humain et la figure animale en particulier.
Les différences entre les deux expositions parisiennes, entre les conceptions d’un art intrinsèquement européen porté par des artistes à un siècle de distance, sont patentes. Mais il existe des proximités de posture.
**Médium et style
Le choix des médium d’expression est important, mais doit être apprécié au vu de la manière de les utiliser. Les vidéos ou installations sont désormais des modes d’expression dominants, mais les modes traditionnels, comme la peinture ou la sculpture, demeurent selon d’autres styles et formes. Ainsi, le Britannique Georges Rouy peint des figures hybrides, équivoques, indéterminables dans une gamme de couleurs sensuelles avec des rendus évoquant tout autant Photoshop que l’aérographe. L’influence des techniques contemporaines est évidente et se met au service des intentions de l’artiste. Qu’est-ce qui émerge ? Un style ou des sujets ?
**Parenté critique
Comme il y a un siècle, les artistes d’aujourd’hui ne surgissent pas ex nihilo : ils affirment des liens de filiation avec quelques aînés pour mieux s’en libérer. Mais leurs références ne sont plus seulement celles de peintres ou d’artistes rattachés à leur médium, ce sont des philosophes, des designers, des personnes insérées ou en lutte, et plus globalement,les courants de la société. Ils sont de leur temps et développent une vision politique nourrie de la mondialisation, encore que la moitié fasse référence à des cultures de territoires européens.
Comme ils ont des formations les plus diverses acquises successivement dans plusieurs pays, ces jeunes ressemblent à des « éponges » de la culture et s’évertuent à rechercher la singularité, concurrence oblige, et non l’unité dans des mouvements bien définis.
La nouveauté de l’expression va de pair avec leur technique et les matériaux qu’ils détournent. Ainsi le Grec Kostas Lambridis a construit pour l’exposition trois meubles qui sortent des échelles habituelles. Son « Elemental Cabinet » est un exemple significatif du design baroque, une réexploration d’un archétype de l’art décoratif florentin du XVIIIe, le « Badminton Cabinet », un chef d’œuvre que l’artiste considère comme un exemple de vanité sublime. Avec sa fabrication en matériaux les plus divers, y compris du béton, cette œuvre monumentale renvoie aux tableaux de Robert Rauschenberg qui, dans les années 60, mêlait les éléments les plus divers sans hiérarchie. Cette approche va plus loin que l’esthétique léchée du postmodernisme des années 70 qui multipliait les citations pour rompre avec la sécheresse du moderne fonctionnel.
**Narratif et humour
L’emprunt, le détournement et le narratif sont devenus monnaie courante dans l’art, l’humour étant une posture complémentaire pour raconter visuellement des histoires. Ainsi « Martin pleure », une vidéo du Français Jonathan Vinel, est élaborée à partir du jeu vidéo « Grand Theft AutoV » où le protagoniste a perdu tous ses amis et part à leur recherche dans la ville ; elle oscille entre rage juvénile et romantisme exacerbé pour dériver vers la folie. « A brief History of Princess X » est, de son côté, une vidéo typique du Portugais Gabriel Abrantes qui revisite les grandes figures de la culture européenne (Shakespeare, Manet) et, ici, reconstitue de manière crue l’histoire de l’œuvre : Brancusi, Princesse X, au travers des rapports entre Freud et Marie Bonaparte. Ces deux vidéos parlent de ce que l’on évoque communément : les rapports de domination entre les sexes, les manifestations de la perte de relation, la disparition des repères dans une crise de la culture. Il y a 100 ans, les artistes évoquaient ces questions avec une tout autre économie de moyens, mais n’en restaient pas là ; ils affirmaient un idéal vers lequel tout leur art tendait.
Martin pleure - extrait from ecce films on Vimeo.
EXCERPT (01) - A Brief History of Princess X - 2016 - by Gabriel Abrantes from Gabriel Abrantes on Vimeo.
** Expérimentation et convulsions
L’époque est à l’innovation disruptive, mais aussi, inversement, à la recherche de modes de vie riches de plus de sens. Cette posture était présente auparavant sous d’autres traits, que l’on songe au futurisme. Les artistes se pensaient et se pensent encore dans l’expérimentation et dans l’expression des convulsions de la société et de la culture dans lesquelles ils baignent. Actuellement, la question de la consommation et de ses dérives traverse bien des œuvres. Avec « Tenant of Culture », la Néerlandaise Henreickje Schimmel rassemble des morceaux de vêtements qu’il recompose d’une manière baroque et présente sur le mode du magasin de mode pop’up. Ses produits hybrides, empreints de la technique du patchwork, expriment la tendance « Survivalisme ornemental » ou « Nostalgie pastorale » ; elle questionne le marketing de la mode dont l’objet n’est plus le produit ou la marque, mais désormais le style de vie.
Elle fait sourire, intrigue et incite à la réflexion.
**Ouvrir l’espace
La taille des œuvres contemporaines est une singularité. Certains artistes ont d’autres cadres de références que l’atelier pour produire, il leur faut de vastes espaces voire traversent même les murs du musée, comme le Géorgien Nika Kutataladze qui entend confronter la mémoire familiale d’une maison abandonnée en Géorgie à l’architecture de Jean Nouvel à la Fondation.
Il s’agit d’un geste poétique et non de l’expression type éco-musée.
** Utopie et design
L’exposition juxtapose des propositions particulièrement originales par leurs formes qui renvoient une vision dérangeante du fonctionnement sociétal contemporain ou des risques encourus par la Terre. Il y a un siècle, les artistes entendaient annoncer un autre monde, ceux qui avaient survécu à la Grande Guerre, comme Otto Dix, proposaient des visions critiques ou dramatiques. Où réside la vision d’avenir utopique des artistes aujourd’hui ? Elle est loin d’être une quête permanente comme chez Franz Marc et August Macke, mais on la trouve dans Formafantasma du duo hollandais Andrea Trimarchi et Simone Farresin, qui anticipe l’horizon 2080 où la plupart des objets techniques proviendront du recyclage. En s’appuyant sur des recherches de pointe, ils ont élaboré des meubles particulièrement épurés et séduisants, mais dont on voit mal la fonction.
**Préfigurer l’art de demain ?
Au début du XXe, les artistes montrés à l’Orangerie étaient aussi mobiles qu’aujourd’hui ; mais ils constituaient une élite européenne à effectif très réduit et s’étaient constitués comme groupe à partir de leurs relations individuelles et d’effets de réseaux. Les collectionneurs et galeristes enrichissaient les liens.
Avec Métamorphoses, un nom particulièrement bien choisi, c’est une Fondation privée, et non publique, qui institue le groupe des jeunes créateurs et les présente comme une nouvelle version des avant-gardes européennes. La Fondation n’est plus seulement commissaire ou collectionneuse, elle est productrice. De cette manière de se saisir de l’art au XXIe siècle, surgissent constats ou questions : évidence première, les artistes sont en plus grand nombre dans des pays qui se sont démocratisés ; ils vivent dans un monde où les frontières se sont ouvertes ou réduites, où diversité et singularité de l’art sont amplifiées ; avec des instruments d’observation très proches, ils baignent dans les grandes questions de l’épuisement des ressources, de la conflictualité et de la signification du bien commun. L’hybridation avec leur culture d’origine donne une multiplicité de formes esthétiques, mais, contrairement à il y a un siècle, leur art n’est pas un terrain de débat commun.
Y a-t-il une réponse claire à la question que l’on peut se poser en entrant dans la Fondation Cartier : Peut-on parler d’un art européen en émergence ? Cette recherche est très intéressante, mais par nature incomplète dans son rendu final et ses choix (21 artistes, 16 pays), un peu comme le sont les grandes Biennales mondiales (cf. ici le manque de référence à l’art du vivant, l’art numérique). On ne peut en conclure que ces artistes seront les artistes stars de demain. Ils expriment plutôt une sensibilité actuelle au monde et à ses enjeux ; ils renvoient une certaine vision nostalgique, dépressive où pèsent les legs de l’histoire (colonialisme, modernisme, conflits) et la violence du système économique. Pour en rendre compte, les artistes font de l’archéologie, de l’ethnologie, hybrident et reformulent à leur manière nombre de questions posées dans les débats intellectuels du moment.
Il y a 100 ans, la recherche d’un renouveau spirituel ou de la civilisation était prégnante ; cela est moins palpable aujourd’hui. Les artistes formaient un réel groupe, une des avant-garde, et témoignaient d’une culture commune que l’on a appelée européenne ; c’est bien moins lisible désormais. Avec leurs formes hardies, les œuvres reflètent plutôt une culture fragmentée, à l’image du continent, bien que brillante et passionnante pour l’esprit.
Le plus important est probablement ailleurs : avec cette exposition, la première pour certains, de jeunes artistes bénéficient d’une visibilité indéniable. Leur avenir se construit sous nos yeux.
Jean Deuzèmes
**Des références
Visiter l’exposition avec le commissaire
>>
Voir et Dire, un réseau sur l’art contemporain, pour le comprendre et l’apprécier.
Retour page d’accueil et derniers articles parus >>>
>>
Recevoir la lettre mensuelle de Voir et Dire et ses articles ou dossiers de commentaires d’expositions, abonnez-vous >>>
Merci de faire connaître ce site dans vos propres réseaux.