Il demeure une grande différence entre le combat que mène saint Georges (lire article de Guy Gisoul dans Voir et Dire >>>) contre le dragon et celui qui oppose saint Michel et la bête. Le premier blesse d’abord l’animal et ne le tue qu’après avoir reçu l’assurance de la conversion de la population au christianisme. Le dragon n’est qu’un dragon et l’homme d’action demeure un conquérant, porté par un idéal. Saint Michel appartient à une catégorie de héros non humains et son ennemi, même sous les apparences d’un dragon, est d’abord un symbole du mal. Or, ce mal qui peut être extérieur à nous, nous habite aussi au-dedans. L’archange incarne dès lors des forces que nous pouvons (devons) trouver en nous-mêmes. On remarquera alors que saint Michel ne tue pas le dragon mais qu’il le terrasse. La différence est de taille puisque, par cet acte, il ne fait que le réduire au silence…passager. Le mal demeure, latent et toujours menaçant. Le serpent souterrain peut sortir de sa tanière. Comme certaines pulsions. Mais aussi comme le cancer. Face à lui, que devient le combat dès lors qu’on est un artiste ? L’œuvre de la Japonaise Chiaru Shiota aujourd’hui présentée dans la galerie Templon Bruxelles en est l’expression. Observons. Sur et autour d’un amoncellement de parapluies sombres disposés en une montagne impossible à gravir, tombe une pluie dure et noire faite de fils tendus et impénétrables.
En 1999 déjà, Chiaru Shiota, alors âgée de 27 ans, posait la question de sa propre fragilité de femme en créant un environnement inaccessible fait de robes de sept mètres de haut, couvertes de terre qu’un ruissellement continu, peu à peu, comme les jours d’une vie, lavait mais jamais jusqu’au retour de la blancheur des tissus. Demeuraient des traces, une mémoire. Mais à peine.
L’eau était encore présente, mais de manière allégorique lorsque, pour la BIennale de Venise 2015, elle créa un environnement immersif au centre duquel une embarcation, ouverte à la manière d’une main, était emportée par un nuage organique de 400 km de fils rouges auxquels étaient accrochés, comme pour stopper l’inévitable destin, 180 000 clés.
Un an plus tard, elle exposait chez Templon, à Bruxelles, un nouvel environnement qui nous entraînait entre des lits d’hôpitaux, de vide et d’absences, voire de morbides évanescences dont les fils étaient le symbole. En réalité, 14 ans plus tôt elle avait déjà affronté la bête qui, du fond de ses cellules, se développait et se multipliait. Et voilà qu’après une récidive, le cancer revient à la charge comme en témoignent les petites sphères qui, dans l’exposition, parasitent chacun des parapluies : « les nuages s’assombrissent, écrit-elle… et sous le parapluie, le bruit de l‘averse devient plus fort, plus assourdissant. La pluie est devenue noire, mes émotions ternes, mon existence incertaine. Vivre, c’est endurer la souffrance. » Mais, face au cancer, l’artiste, au-delà de la peur, s’accroche à la création parce que, toujours, créer signifie vivre avec l’espoir de terrasser la bête en elle. Mais de la même manière que la légende de saint Michel est universelle et se prête à la polysémie, l’œuvre d‘art, sitôt qu’elle prend appui sur « la nécessité intérieure », s’ouvre à l’universel tout autant qu’aux questions de société. A Venise par exemple, la barque pouvait renvoyer aux questions des migrants. Ici, elle peut aussi rappeler l’image littéraire (titre du roman de Masuji Ibuse) des retombées radioactives sur les terres après l’explosion d’Hiroshima.…. Le mal ne connaît ni les frontières, ni le concept de temps.
Guy Gilsoul
>>
Voir et Dire, un réseau sur l’art contemporain, pour le comprendre et l’apprécier.
Retour page d’accueil et derniers articles parus >>>
>>
Recevoir la lettre mensuelle de Voir et Dire et ses articles ou dossiers de commentaires d’expositions, abonnez-vous >>>
Merci de faire connaître ce site dans vos propres réseaux.