Trois mots, trois œuvres fondamentalement différentes, trois productions matérielles issues de performances de l’artiste au Moyen-Orient.
Mais une même approche féministe partant du lieu et des enjeux de la société locale où ont été produites ces œuvres. Une volonté d’artiste, douce et ferme, d’exprimer ses opinions et ses convictions, pour ouvrir la curiosité des visiteurs et conduire à la discussion.
« Sanne De Wolf souligne toujours clairement ce que nous ressentons au plus profond de nous, êtres humains, lorsque nous regardons ou lisons les nouvelles quotidiennes. À travers son art, elle exprime sa propre frustration et sa propre colère, mais ce sentiment évolue finalement vers le respect total, le changement imminent et l’espoir. Car sans espoir, nous ne sommes rien. » Veerle Windels, janvier 2019.
La performance chez Sanne De Wolf
Pour Saint-Merry, elle a choisi comme matériaux le pain, les cheveux, le dessin et la vidéo. Ailleurs, elle s’est exprimée aussi avec du plâtre, de la porcelaine, du sel, du caoutchouc, entre autres.
Les œuvres matérielles produites par l’artiste trouvent leur origine dans l’écoute des mouvements du monde, lors de séjours dans les pays où elle va régulièrement, au Moyen-Orient ; elle y noue des relations d’où émergent ses performances. Elle se pense comme artiste au plus près des questions du public et de son quotidien : les pénuries d’électricité au Liban, le poids du contrôle des habits des femmes en Iran, la place du pain dans l’alimentation, etc.
Avec son empathie poétique et des formes d’engagement bien réelles, elle est éloignée des pratiques des performeurs contemporains qui ont déstabilisé l’art du 20e siècle et qui, pour provoquer le spectateur, ont privilégié des comportements de violence radicale ou de mise en danger de leur propre corps. Ne restent de leur action que des traces photographiées ou filmées, Tino Seghal, sur un mode très soft, allant jusqu’à interdire la prise de vue de performances faites par d’autres que lui (Lire Voir et Dire >>>).
Sanne De Wolf, elle, ne part pas de l’affirmation de son moi, mais de la construction d’un nous, que ce soit dans la solidarité avec des femmes en charge des courses du quotidien ou dominées par le pouvoir religieux, ou encore dans la confrontation pacifique avec des hommes lorsqu’il s’agit d’écrire des textes religieux ou spirituels. Si les performances ont un lieu culturellement situé, elles prennent immédiatement une dimension universelle, une mise en scène, un détail venant ouvrir des fenêtres de sens.
L’artiste utilise divers registres du féminin (alimentation, parure, écriture) pour affirmer son genre, non seulement comme artiste, mais comme membre de la moitié de l’humanité. Son propre vocabulaire esthétique est construit sans violence, mais avec détermination, telle la collection de foulards qu’elle commercialise depuis mars 2019 (Sentinel. A statement with passion) qui permet de détourner avec humour la rigidité du port du voile islamique (https://www.sentinelantwerp.com). De pas de côté en double discours, elle construit une œuvre singulière, humaniste, poétique et politique.
LEF : Liberté, Égalité, Fraternité.
Apparemment il n’y a rien sous la protection en plexiglas. En s’approchant de près, apparaissent trois simples cheveux : en fait une œuvre bien réelle quoique échappant à la vue ordinaire.
Si certaines et certains se font tatouer des mots importants dans leur vie, des dessins qui deviennent parure et contribuent à leur identité par exhibition, Sanne De Wolf a fait graver au microscope sur trois de ses propres cheveux la devise française.
Cette installation porte une double signification : sa chevelure, sa parure deviennent une œuvre subtile et peuvent être l’objet d’un échange avec un collectionneur sans que cela nuise à l’identité de l’artiste ou à son corps ; elle est aussi l’affirmation de valeurs fondamentales jusque dans son corps, mais sans étalage.
Des photos au microscope d’une grande beauté témoignent de la performance d’une technicité fascinante. Sanne De Wolf inscrit son art partout jusque dans l’infiniment petit, alors que d’autres préfèrent les immenses paysages (Land art) ou même le ciel .
Morning Call, Appel du matin
Dans l’enregistrement vidéo d’une performance réalisée pour la première fois en Iran, deux mains copient des textes : la main droite est celle de Sanne De Wolf , la main gauche celle d’un Iranien. Chacune écrit un texte religieux ou spirituel de son choix, les premiers versets de la Genèse pour Sanne, mais dans le langage de sa propre culture : Sanne en anglais et l’autre en farsi. En raison des sens différents d’écriture, les mains se heurtent, apparaissent comme rivales dans l’occupation de l’espace. Mais ces mains et leur propriétaire négocient la trajectoire afin de rester sur la feuille et de poursuivre l’écriture.
Sanne de Wolf, Morning Call, 2018 (Extraits) from Voir & Dire on Vimeo.
Derrière le « conflit » des mains se joue la question des rapports Femme/Homme redoublée par la domination liée au culturel et au religieux. Mais la conciliation apparaît in fine.
Cette performance, reconduite dans d’autres pays du Proche-Orient, mais avec d’autres textes choisis par l’artiste et ses interlocuteurs, génère des dessins, autant de traces offertes à nos regards.
Let’s make more poems, (less) politics
Laissez-nous faire plus de poésie, (moins) de politique
Give us more light please
Donnez-nous plus de lumière svp
Cette œuvre est faite de pains cuits chez le boulanger voisin de Saint-Merry dans des moules que l’artiste a fait fabriquer par des artisans de Téhéran et de Beyrouth. Il en résulte de splendides miches dorées sur lesquelles sont inscrites des phrases. Initialement il s’agissait d’une performance réalisée dans des boulangeries de ces deux villes, les habitants achetant du pain et consommant aussi des phrases.
Dans le cas de Téhéran, où le pouvoir religieux est politique et très prégnant : « Laissez nous faire plus de poésie, (moins) de politique » était un propos subversif, mais recevable dans un pays connu pour sa poésie.
Dans le cas de Beyrouth soumis à une grave crise économique et à des impasses politiques, les coupures d’électricité pèsent beaucoup dans le quotidien. « Donnez-nous plus de lumière SVP » jouait sur les deux registres : la lumière et l’espérance.
Dans l’exposition de Saint-Merry, le radicalisme de Sanne De Wolf s’exprime dans sa mise en scène : les sept splendides pains ne sont pas sur une table comme on aurait pu s’y attendre, mais à terre, comme des grosses pierres entre lesquelles le visiteur circule. L’artiste semble avoir refusé l’illustration de la dernière Cène avec des pains et préféré attirer l’attention sur la mémoire des lieux : la mosaïque de la plus vieille partie de l’église. Elle use des symboles comme elle l’entend : liberté de l’artiste et déstabilisation du visiteur. C’est aussi cela la performance !
Jean Deuzèmes
Site de l’artiste : https://www.sannedewolf.com/
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