Saint-Eustache 2018. Une crèche, une œuvre à quatre mains : deux jeunes artistes se jouent des codes et réenchantent la représentation de la Nativité.
Produire une crèche contemporaine surprenante est une gageure que Saint-Eustache relève à nouveau, affirmant, cette année encore, sa place particulière dans le flot d’émotions visuelles que suscite Noël dans les espaces religieux. Généralement, ce sont les paroissiens auxquels les vicaires accordent un peu de liberté d’expression qui créent une dynamique pieuse, dans laquelle ils se reconnaissent collectivement, pour le pire ou le meilleur de l’esthétique. Les santons tiennent souvent plus de la tradition folklorique et deviennent des pièces de musée protégées contre le vol.
À Saint-Eustache, l’habitude est prise de faire un appel à projets auprès des étudiants des Beaux-Arts et la production est assurée par un mécène privé. Les résultats sont à la hauteur de cette procédure originale.
Les deux lauréats 2018 ont l’habitude du lieu puisqu’ils avaient déjà participé chacun à une crèche précédente (lire V&D>>>). Cette fois-ci, ils sont rassemblés. Se saisir de la thématique de la crèche devient une occasion d’exposition prisée dans un début de carrière artistique.
On peut donner de cet objet-crèche une lecture spirituelle, on peut aussi l’analyser comme la démarche d’artistes se situant dans l’art du temps, utilisant des références lointaines, construisant leur propre récit et innovant par leur scénographie. JD
Il n’est pas facile d’exposer à Saint-Eustache, tant l’espace est vaste et les piliers nombreux. Les deux artistes ont choisi le déambulatoire, un lieu de passage, avec comme fond de scène la clôture du chœur. Ils ont créé pas à pas un théâtre à la hauteur des yeux et non pas au ras du sol. Le visiteur est en face à face avec l’histoire racontée et non en surplomb.
Théophile Stein, né en 1990, a imaginé le décor d’un monde organique, fini, faisant oublier les voûtes de l’église, avec un sol, des volumes en forme de dunes de plâtre et un ciel de tissu plâtré. Tout est souple et blanc dans un univers rigoureux de pierres couleur crème orienté verticalement. Cet ensemble, tout à la fois théâtral et humain, trouble un ordre architectural affirmant sa puissance.
Max Coulon, né en 1994, a réalisé une scène de petits personnages rustres sculptés dans du tilleul ou du sapin. Un univers ternaire : trois rois mages, trois bergers, trois animaux, Joseph, Marie assise sur son âne. Leur taille fait référence aux santons, mais ils se présentent comme des jouets d’artisans menuisiers (le métier de Joseph ?) et l’artiste se joue de tous les codes. Aucune scène d’adoration, mais des personnages placés l’un à côté de l’autre, presque interchangeables : un portait de groupe en somme. Il n’y a pas de différence entre un berger et Joseph, torse nu.
Se disant volontiers non croyant, l’artiste travaille une scène humaine où tout le monde est rassemblé comme lors de l’ovation de fin de spectacle, face aux spectateurs. On serait tenté d’applaudir ! Détail notoire dans cette scène figurative, les artistes n’ont pas réservé d’espace pour accueillir l’enfant : exit la symbolique de la mangeoire.
On est dans l’univers de l’enfance.
Avant la nuit de Noël, la Vierge tenait un cheval bleu dans ses bras pour l’offrir à son fils quand il naîtrait (un jouet de garçon car l’ange Gabriel lui a annoncé à la fois le sexe et le prénom).
Melchior, un des mages, tient un avion, non pas celui qui l’a transporté depuis son lointain pays, mais celui qui fait rêver les enfants, de ces animaux qu’ils aiment à manipuler.
Sa sculpture est néoexpressioniste, à la manière de Baselitz tout comme de Lüpertz, mais ici à petite échelle et non peinte, les vêtements sont faits à la main, au point mousse ou sommairement cousus, mais dans un style bien peu féminin !
Les attitudes priment.
Max Coulon manifeste encore sa liberté de créateur après Noël : l’enfant n’a pas été déposé dans un berceau, mais l’artiste l’a sculpté sur les genoux de sa mère toujours sur l’âne, à la place du cheval bleu. L’Enfant Jésus joue déjà.
Balthazar avec ses grosses mains porte une toile de survie comme pour protéger les enfants de migrants. Gaspard est de la taille des grandes allumettes, prêtes à s’enflammer pour apporter une grande lumière ou réchauffer.
L’artiste est une « éponge » de références, mais s’en détache. Ainsi, la Vierge avec sa veste bleue sur son âne : le fameux tableau de Breughel l’Ancien, le Dénombrement de Bethléem (1566), où elle arrive pour se faire recenser dans un univers d’époque, avec des enfants qui jouent et des paysans qui se pressent.
Ces petites statues rappellent celles très contemporaines en bois de Balkenhol, mais encore plus celles minuscules de Tomoaki Suzuki vers lesquelles se sont tournés tous les visiteurs de l’exposition 2018 sur l’enfance au Palais de Tokyo (« Encore un jour banane pour le poisson-rêve » lire V&D >>>).
Mais Max Coulon n’a pas traité ou habillé des bobos raffinés d’un quartier londonien, il a adopté un style frustre et a sculpté dans la hâte. Si les sculptures du Japonais ont déclenché sa propre création, il s’en est distingué immédiatement pour n’en garder que la taille et l’esprit des attitudes.
À Saint-Eustache, la scène ne se déroule pas dans un paysage folklorique de grotte ou d’auberge, mais sur un prosaïque gazon de plastique entre ciel et terre, un cadre imaginé par Théophile Stein lors de la recherche sur les personnages.
Une référence inconsciente semble avoir fonctionné : le jeune artiste a découvert après coup que ses voûtes et son ciel ressemblaient aux tentes des migrants dans les rues de Paris, il a alors affiché une photo à côté du cartel avant le vernissage !
Comment ne pas aussi associer à ce paysage de dunes l’architecture du grand architecte Junya Ishigami, qui a imaginé House and restaurant, une structure creusée dans la terre dont l’atmosphère est la même que celle dégagée ici par l’éclairage. À la Fondation Cartier, en 2018, cette exposition avait comme titre « Freeing Architecture ».
C’est exactement ce qu’est cette crèche 2018 à Saint-Eustache. Une œuvre d’une incroyable liberté, nourrie de fantaisie et de vie. Une œuvre réalisée par deux étudiants des Beaux Arts, mais d’une fascinante maturité. Une œuvre qui invite à un autre regard sur la Nativité, entre histoire et conte.
Dans la chapelle Sainte-Geneviève, face à la crèche, Max Coulon a déposé trois sculptures de plus grande dimension, occupant toujours avec malice un confessionnal et une alcôve.
Au musée des Beaux-Arts de Bruxelles, se trouve en ce moment le tableau de Breughel l’Ancien, intitulé le Dénombrement de Bethléem. Nous pouvons y observer la Vierge Marie, enceinte, aux côtés de Joseph, attendant simplement leur tour pour se faire recenser. Autour d’eux, une foule d’individus vaquent à leurs occupations : un enfant joue à la toupie sur la glace, un homme égorge un cochon pendant qu’une femme recueille le sang qui servira probablement à faire du boudin, un autre encore contemple simplement l’agitation ambiante depuis sa fenêtre.
Breughel parle des hommes en considérant ce qui les compose : leurs passions, leurs péchés, leurs désirs, leurs jeux et leurs objectifs personnels quotidiens.
Je discerne ici une volonté de peindre les individus tels qu’ils sont, avec tendresse, comme un hommage des plus subtils à la Création.
Ainsi, d’un point de vue narratif, Brueghel décide de décentrer le récit de la Bible, et je me dis : si l’on applique la décision que prend Brueghel à l’Église en tant qu’institution, cela revient à croire en une Église qui serait l’opposée d’une Église autocentrée. De cette manière, il nous invite sans doute à envisager la religion dans son action présente, une religion auprès des hommes, une religion de vie, celle-là même qui répand dans la cité, amour, bienveillance et culture. Cette Église idéale, profondément bonne et active, je l’ai reconnue dans celle de Saint-Eustache, incarnée par ses acteurs. Elle aura été pour moi l’exemple même d’une Église indispensable.
C’est pour l’église Saint-Eustache et les gens qui la pratiquent que grâce à elle et à Rubis Mécénat, j’ai eu la chance de pouvoir participer par deux fois à la conception d’une version « contemporaine » de la Crèche. Une première fois avec Anouk Rabot, où j’ai dans un premier temps pris sur moi de considérer l’église en tant que lieu, un lieu qui rassemble architecture, amour, spiritualité et art. L’interrogation qui m’habitait alors était : « Comment construire une crèche qui fonctionnerait comme un prolongement de l’église en tant que bâtiment ? ».
Pour la seconde fois, avec Théophile Stern, je me suis concentré sur l’histoire de la nativité en tant que récit à illustrer. Pour cela, puisque la crèche convoque en nous l’attente de la naissance du Christ, il m’a semblé important de rester simple. J’ai donc sculpté un groupe de petites statues dans du bois pauvre qui figuraient les personnages de la crèche, une troupe de santons aux allures de jouets, en hommage à la naissance d’un enfant, et, d’un point de vue plus global, en hommage à l’enfance et au jeu.
Je pense que cet appel à projets (initié par Françoise Paviot et soutenu par Rubis Mécénat) a beaucoup de sens, puisqu’il nous amène à nous questionner sur la Foi dans l’art ainsi que sur l’Église et son rapport à la modernité. En effet, appeler des étudiants des Beaux-Arts à traiter un sujet aussi originel que celui de la Nativité, c’est admettre à l’art sacré l’occasion de continuer à fonctionner avec le présent.
Dans toutes les messes auxquelles j’ai eu la chance d’assister, l’homélie a toujours été le passage qui m’a le plus parlé. L’homélie, c’est la partie vivante et contemporaine de la messe, celle qui tisse les liens entre les écrits saints et notre vie de tous les jours. Celle qui convoque la vie des hommes et nous redonne la force et la sérénité dont nous avons besoin pour continuer à aimer notre prochain.
C’est dans cette mesure et d’après ces réflexions que je crois en l’importance primordiale de faire émerger une pratique de l’art contemporain sacré.
Puisque la foi dépasse les modes, les styles, et les matières, comme en art « libre » et dans la vie en général, c’est sans doute une Église en discussion avec son époque qui peut nous permettre d’accéder avec intelligence au pouvoir d’amour inconditionnel et mystérieux que nous confère la foi.
Max Coulon, élève à l’École des Beaux-Arts de Paris. http://www.saint-eustache.org/quand-loeil-ecoute-2/
Cette année, Théophile Stein et Max Coulon, étudiants des Beaux arts de Paris, ont présenté un projet commun pour la crèche 2018. Chacun d’entre eux a des univers plastiques et spirituels différents, mais c’est de ces différences qu’est née leur volonté de réaliser une œuvre nouvelle. L’un taille des personnages aux dimensions réduites dans le bois du tilleul, l’autre élabore une vaste sculpture de plâtre et de métal évoquant à la fois des dunes désertiques, les croisements d’ogives d’une église gothique et les chantiers urbains de nos cités. Dans cet espace, des êtres simples et discrets nous rappellent que la crèche ne se limite pas à un lieu circonscrit. Si c’est sous la forme d’un tout petit que le Christ est venu sauver le monde, la crèche dans sa modestie devient quant à elle un vaste espace qui accueille l’humanité. Tout en rappelant que « l’église tient particulièrement au dialogue avec l’art », le Pape Jean-Paul II a écrit dans sa Lettre aux Artistes que les œuvres authentiques sont le fruit d’une imagination qui va au-delà du quotidien. « Chers artistes, leur dit-il, nombreuses sont les stimulations, intérieures et extérieures, qui peuvent inspirer votre talent. Cependant, toute inspiration authentique renferme en elle-même quelque frémissement de ce « souffle » dont l’Esprit créateur remplissait dès les origines l’œuvre de la création. » L’adoration des Mages de de La Tour ou celle des Bergers de Charles le Brun, telles qu’on peut les admirer au Louvre, ne perdront jamais leur force et leur beauté. Mais de la même façon que l’humanité est en marche, les artistes eux aussi s’interrogent, cherchent, avancent. Aussi nous est-il demandé de dépasser certaines habitudes pour nous ouvrir au souffle de la nouveauté. Le soutien fidèle et précieux de la Fondation Rubis Mécénat, en la personne de sa Directrice Lorraine Gobin, n’est pas dû au hasard. Depuis sa création, Rubis Mécénat fait dialoguer art contemporain et lieux spécifiques en s’associant à des artistes émergents ou en milieu de carrière. Elle développe également des initiatives sociales et artistiques pérennes dans certains pays d’implantation du groupe Rubis, Jamaïque, Afrique du Sud, afin de transmettre à une jeunesse fragilisée des compétences artistiques et des compétences de vie à travers la pratique des arts visuels. A Saint-Eustache ce sont les étudiants de l’École des Beaux Arts de Paris qui ont reçu son aide à la création. Qu’elle en soit remerciée, comme nous remercions également l’École des Beaux Arts de Paris.
Francoise Paviot, chargée d’art contemporain en l’église Saint-Eustache.
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Du 2 décembre 2018 au 31 janvier 2019, 2 impasse Saint-Eustache 75001 Paris