Philippe Parreno. « June 8 1968 » // Arles 2018. Extraits de l'œuvre de 2008 from Voir & Dire on Vimeo.
En 1968, dans les photos prises par Paul Fusco, l’Amérique se montra sous les figures les plus diverses d’âges, de races, de situations sociales. Les clichés qui témoignent de l’émotion, de la fierté collective, de l’espoir brisé, ont souvent un léger flou dû aux mouvements des corps et des têtes lorsque les gens regardaient le train passer, ou plutôt le wagon où se trouvait le cercueil [4]. Mais lorsque les spectateurs voyaient Paul Fusco prendre ses photos, leur regard réagissait aussi ; l’acte du photographe perturbait la relation de chacun avec le cercueil.
Découvrant avec fascination ces photos en 2008 dans l’édition d’Aperture, Philippe Parreno a réinvesti à la fois ce moment historique et la démarche photographique, intéressé par le traitement de l’événement, ce qui est une constance de son œuvre. Il a voulu rompre le lien photographe/sujet photographié [5] et poser un autre regard sur la remémoration.
De la photo il est passé au cinéma, c’est-à-dire à la narration sous l’apparence du documentaire dont il dépasse le genre. Par son style propre, « June 8 1968 » devient une expérience immersive de 7 minutes, à laquelle on peut avoir accès sans même connaître l’œuvre de Paul Fusco. L’onirisme s’impose et le film peut être perçu comme une dérive dans le temps et l’espace.
En 2009, Philippe Parreno opère une reconstitution jouée, un re-enactment et utilise la technique du film 70 mm, au format très large et aux images précises. Il loue un train et le fait circuler sur quelques séquences du même trajet ; il a recruté une centaine d’acteurs revêtus d’habits des années 60, les a placés à certains endroits pris par Fusco, d’autres plus librement et leur a donné la consigne de rester immobiles et d’adopter une attitude la plus proche possible de celle des sujets saisis par Paul Fusco.
Le film ne reprend pas les images des foules densément rassemblées ; il ne saute pas d’une photo à une autre ; il suit un trajet continu, celui du train et des paysages ruraux et urbains qui deviennent des sujets du film. Si on retrouve les scènes de Fusco, les images ont de légères différences. Le profond changement tient à la structure et à la technique de l’œuvre.
Il place la caméra au-dessus du toit, métaphoriquement comme l’âme de RFK regardant l’Amérique ; d’où la caméra flottante, le bruit puissant de la machine, mais aussi le vent, les mouvements des herbes et des arbres transformant le convoi funéraire en un voyage poétique au sein d’une Amérique profonde.
Comme les acteurs ne sont pas troublés par la présence des caméras, le film donne à voir, selon les propres mots de Philippe Parreno, le « point de vue du mort » sur la nature et les gens. Ceux-ci sont devenus de véritables statues dans la nature, ce sont des sentinelles qui expriment les émotions d’il y a 40 ans. Comme dans ses autres œuvres, l’artiste mêle ainsi film, installation, performance, selon ses propres règles. « June 8 1968 » revient toutefois à la photo [6] par ses larges plans quasi fixes où seuls bougent quelques détails comme l’herbe sous le vent ou l’onde d’un lac.
L’esprit de l’œuvre dont le sujet initial était politique a muté : l’artiste transforme « June 8 1968 » en une scène de théâtre, avec les acteurs du film et les spectateurs d’aujourd’hui ! À tel point que chaque projection est précédée de lumières clignotantes qui rappellent les frontons lumineux des théâtres ou cinémas de Broadway. L’artiste change un événement enregistré par l’art d’un photojournaliste en un moment poétique fascinant où tout joue, les images, le son, voire le confort du spectateur.
Les spectateurs sont entre deux moments, le présent et le passé. Ils regardent une présence invisible : l’émotion. Ils sont les témoins d’un monde commun, celui des citoyens américains qui se sont réunis autour d’un homme, dont la mémoire s’est largement effacée. Mais en vibrant de saisissements poétiques aux côtés d’autres, ils accèdent brièvement à ce commun actualisé.
Cette expérience immersive est caractéristique de l’esthétique relationnelle dont Philippe Parreno est un des artistes les plus représentatifs.
La carte blanche que lui avait laissée le Palais de Tokyo en 2014 (lire article de Voir et Dire>>>) reposait sur l’affirmation que l’œuvre est une expérience, qu’elle doit créer du collectif, qu’elle se nourrit du comportement des visiteurs. Dans toute son œuvre, Philippe Parreno interroge les formes de l’art aujourd’hui et notamment les liens entre la fiction et le documentaire. Ainsi, en 2006, il avait transformé son grand film « Zidane, un portrait du XXIe siècle » (voir extrait), un match où l’on ne voit jamais le ballon ( ! ), en une installation multi-écrans entre lesquels se déplaçait le visiteur qui ainsi adoptait simultanément plusieurs points de vue.
Parreno est l’une des grandes figures françaises de l’esthétique relationnelle par laquelle l’art doit indiquer, dans son contenu, une relation ouverte et démocratique avec le public - au service de la poésie.
Paul Fusco. The Train. Le dernier voyage de Robert F. Kennedy. Rencontres photographiques d'Arles 2018 from Voir & Dire on Vimeo.
On peut voir aussi sur Internet un [**extrait du film de Jennifer Stoddart*], « One Thousand Pictures : RFK’s Last Journey - a snapshot of a nation in mourning » (2010) construit avec des images d’actualité et autour d’un entretien avec Paul Fusco.
Jean Deuzèmes
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