"Serge et Jacqueline" est l’affaire de trois autodidactes, une rencontre entre trois personnages. Les deux premiers sont une femme illettrée et un homme resté chez sa mère, qui, a plus de cinquante ans, refont leur vie ensemble, alors qu’ils étaient des amis d’école, des amoureux transis ; ils (ré) inventent leur vie. Le troisième est une photographe qui n’a jamais appris la photo, mais l’a côtoyée pendant 30 ans comme directrice artistique dans la communication, et qui a abandonné son activité par sensibilité humaniste. Un Leica offert a été le déclic de ce changement d’orientation. Les trois vivent avec « leur cœur » et aiment raconter des histoires : paroles dites et retranscrites par Laure, expression des corps de Serge et Jacqueline, images du quotidien de faubourg, goût de vivre dans un quartier populaire de Lille Sud se mêlent.
Cette approche surprend. Serait-elle un retour à la photo humaniste des années 50 ? En effet, à partir des années 90 sous l’influence des artistes américains Nan Goldin ou Larry Clark, des photographes d’histoires de vie ont créé une rupture en révélant les dessous parfois sordides que la société voulait ignorer. De son côté, le photographe documentaire français, Mathieu Pernot (grand prix Niepce 2014), observateur avisé des pauvres et réfugiés, suit depuis plus de vingt ans une famille Rom en révélant un milieu, une marge sociale nourrissant des fantasmes installés de longue date dans la société. Son exposition fascinante, Les Gorgan, a été un des points forts des rencontres photographiques d’Arles en 2017.
Laure Vouters, elle, connaît à peine ce travail, préfère aller à l’instinct et photographie avec un œil bienveillant sans se soucier de la technique, encore que ses cadrages soient impeccables.
Si, en trois ans de rencontres hebdomadaires, elle a rassemblé 9000 clichés, elle n’en montre qu’un petit nombre en évitant le trop intime ou la stigmatisation de ceux qui la considèrent désormais comme membre de leur famille. Elle ne traque pas la vérité à tout prix, elle n’enjolive pas non plus. En consignant la mémoire que Jacqueline ne sait pas écrire, elle construit aussi son style photographique via la singularité de cette relation.
Il n’y a ni voyeurisme, ni misérabilisme, mais une tendresse du regard dans ce qui constitue de fait un album de famille. Les personnages ou les scènes de la vie, parfois cocasses, expriment une beauté simple et prévalent sur les portraits posés. Les trois protagonistes sont unis par la photo : comme désir d’images dignes de soi, comme expression réparatrice des incidents de la vie, de soutien moral face à la maladie qui demeure voilée.
Les premières pages du livre de Laure Vouters donnent le ton des photos : un réalisme social filtré par la compassion.
« Parce que leur histoire d’amour est belle, Jacqueline veut la raconter, comme un désir d’éternité.
En 2008, elle s’est mariée avec Serge, son amour de jeunesse. Perdu et retrouvé trente ans plus tard, au décès de son premier mari.
Ce jour-là, la pluie me surprend. Je m’abrite sous un porche déjà occupé par un homme et une femme, c’est l’heure de la promenade des chiens. Elle me dit bonjour, voit mon appareil photo. Nous échangeons quelques paroles...– Je rêve depuis toujours de rencontrer quelqu’un pour raconter notre histoire, c’est le Seigneur qui vous envoie !
Souvent, quand on pense à un récit, on pense aux mots. Mais Jacqueline est analphabète, et c’est peut-être pour cela qu’il lui semble normal de pouvoir écrire sa vie avec des photographies.
Je suis accueillie dans le quotidien de ce couple au langage spontané, aux gestes naturels, aux rituels singuliers. Un petit monde plus organisé qu’il n’y paraît, où il existe une marraine des chiens et une voiture du Père-Noël… Une vie tendre et lumineuse, parsemée d’humour et pleine de pudeur.
Tout me remue chez Jacqueline et Serge, leur sincérité, leur simplicité, leur manière de vivre… Les barrières tombent, la relation s’installe avec beaucoup d’humilité.
Je me rends à leur domicile le jour de notre rencontre. Puis on se revoit, encore, et encore. Parfois, nous croisons des personnes de son entourage ou des voisins. En les interpellant, Jacqueline me rappelle qui je suis :
– C’est une photographe, elle raconte notre histoire !
L’édition du livre ( 25€ pour plus d’une centaine de pages et de bonnes photos) est à l’image de l’exposition et de la relation entre les trois personnages : il manque de l’argent pour boucler le financement des 500 exemplaires !
[**Si les lecteurs de Voir et Dire sont sensibles à cette forme étonnante de photographie sociale, qu’ils n’hésitent pas à souscrire …*]
Jean Deuzèmes
Site de l’artiste : https://www.laurevouters.com/
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