L’exposition en dix-sept sections de 200 photos illustre l’intense implication du photographe dans les affres du monde car ce sont la douleur et la souffrance qui l’ont toujours motivé et le taraudent : le Salvador, les Territoires palestiniens, l’Indonésie, le Japon, la Roumanie, la Somalie, le Soudan, le Rwanda, l’Irak, l’Afghanistan, le Népal, les États-Unis, et récemment les réfugiés. Il veut redonner de la dignité à ceux qui sont blessés, ses photos parlent pour eux, comme il l’exprime dans cette vidéo d’Arte.
Pourquoi devient-on photographe de guerre ?
James Nachtwey est reconnu par tous ses pairs, ces photojournalistes qui respectent l’éthique de leur activité et constituent une sorte de confrérie. Guillaume Erner, journaliste-radio en parle de façon percutante dans une chronique de France Culture [3].
Puisque nous sommes à la radio, parlons de James Nachtwey…
Peut-être que son nom ne vous dit-il rien : James Nachtwey, l’un des plus grands photojournalistes au monde – bon ça, à la limite –, mais surtout celui qui a façonné votre vision de l’actualité, que vous vous souveniez de son nom ou pas.
Ce survivant du génocide rwandais, marqué à coup de machette, pris de profil, c’est lui. Ces images du fond de la misère humaine, pendant la famine au Darfour, c’est encore lui. La catastrophe qu’a constituée l’agent orange, ce défoliant utilisé par l’armée américaine au Vietnam, c’est encore lui.
James Nachtwey fait partie du petit nombre de photojournalistes qui ont fait l’histoire contemporaine parce qu’ils ont documenté le tragique de l’époque : « time is out of joint », comme le disait Shakespeare.
Si vous avez la possibilité de visiter à Paris la grande rétrospective consacrée à James Nachtwey, à la Maison Européenne de la Photographie, faites-le. Faites-le aussi parce qu’il y a quelque chose de mystérieux chez ces hommes qui, à la manière de Capa, Gerda Taro [ la compagne de ce dernier], Chim, Don Mc Cullin, James Nachtwey ont donné un visage à cette histoire que les hommes font sans savoir qu’ils la font.
Une interrogation existentielle, sur ce qui peut bien pousser les hommes à agir comme ils l’ont fait au Rwanda, au Vietnam, dans les Balkans, mais aussi une question – souvent posée par Nachtwey – pourquoi faire ce fucking job ? Pourquoi le faire au risque d’être blessé, voire d’y laisser sa peau comme Capa, Taro ou Chim ?
À la radio on peut faire du son au loin, en photo au contraire, si la photo est mauvaise, comme le disait Capa, c’est qu’on l’a prise de trop loin. Il y a bien sûr du narcissisme chez ces têtes brûlées, mais il y a aussi une manière d’échapper à la dépression, de résister aux malheurs du monde en les documentant. Comme si la pièce était plus facile à supporter parce qu’on en est d’abord le spectateur.
Dans la guerre et les autres tragédies
James Nachtwey n’est pas un photographe d’armée, à la manière d’un David Douglas Duncan , récemment décédé à 102 ans, soucieux de rendre la dureté des combats et la solidarité des soldats, même s’il aborde ce milieu. Il est photographe documentaire indépendant et ses photos sont une réflexion sur la guerre, la mort, la violence, quel que soit le bord. Il a une approche morale et pleine de compassion envers ceux de tous âges qu’il rencontre. Il saisit des scènes, des environnements et des hommes, et associe le temps du malheur à un autre, tel ce tireur d’élite, dans la bataille de Mostar en Bosnie, qui vise à travers la fenêtre d’une chambre traditionnellement espace de paix, d’amour et de vie. Ou telle cette femme voilée, seule dans la rue commerçante d’un quartier complètement détruit qui évoque un fantôme, revenant sur un lieu qui était habituellement très animé.
Ce qui crée la puissance des clichés —outre ici le format démesuré par rapport à sa finalité première— est le cadrage parfait, adopté le plus souvent par instinct, le choix du juste moment, la netteté de tous les plans, la mise en valeur d’un geste, d’une attitude humaine qui, bien qu’étant un détail, centre toute la photo. Ses images révèlent une humanité mutilée par la violence, dévastée par les maladies et la faim, une humanité qui semble se fourvoyer ou dérailler.
« J’ai été un témoin. Un témoin de ces gens à qui l’on a tout pris – leur maison, leur famille, leurs bras et leurs jambes, et jusqu’au discernement. Et pourtant, une chose ne leur a jamais été soustraite, la dignité, cet élément irréductible de l’être humain. Ces images en sont le témoignage. » (Dialogue avec Hilary Roberts, conservatrice à l’Imperial War Museum
.
James Nachtwey n’est pas qu’un photographe de guerre. Après la chute du mur de Berlin, il est parti en Roumanie sans mission et a découvert les orphelinats, véritables camps de rétention, un « goulag pour enfants ». Ce travail a élargi son appréhension du monde et l’a amené à photographier les injustices, les problèmes sociaux ou environnementaux (notamment la pollution au charbon, les maladies), la plupart du temps à partir de personnes en situation.
Sa compassion est illimitée dans les sujets, mais limitée dans le temps, car s’il entre en contact avec son sujet, lui fait comprendre ce qu’il veut faire, il ne garde aucun contact avec ceux qu’il a photographiés, il passe à autre chose.
La presse et la valeur des photos
Comme il le dit à Hilary Roberts,
« [son] travail est prévu pour être publié dans les médias au moment où les évènements représentés sur les photos ont lieu, afin que le public puisse les intégrer à son discours quotidien. Mais l’un des usages secondaires que l’on peut faire de ces clichés consiste à les observer en dehors de ce contexte. Aussi vrai qu’une photographie s’attache à un moment unique, elle brille égaleme nt par son intemporalité. Prises en dehors du cadre des actualités, les images se regardent de manière différente. »
La beauté des clichés ainsi que l’originalité du montage contribuent à la sidération du visiteur, comme ces photos N&B de salles d’opération américaines en Afghanistan : l’accrochage en un mur de visages et de gestes exprime de manière saisissante à la fois les situations d’urgences, mais aussi le nombre des personnes blessées. Il y a de l’effet cinématographique.
Certaines photos ont une valeur iconique comme celle qu’il a faite d’un Hutu sortant d’un centre de détention et montrant son visage de profil, dont les cicatrices expriment l’atrocité du génocide.
D’où la nécessité d’une réflexion éthique sur le journalisme que James Nachtwey pose avec force :
« Le journalisme repose sur l’intégrité. Les organes de presse ou les individus qui propagent délibérément des informations de mauvaise façon, voire mentent ouvertement, jettent sur l’ensemble de la profession un opprobre tout à fait injustifié. Les plus grands journaux et magazines, les plus grandes chaînes de télévision et stations de radio, respectent un code d’éthique et des normes. On peut vraiment se fier à ces organes, dont la réputation n’est plus à faire. Si les politiciens accusent ces derniers de propager de fausses informations, c’est probablement parce que la vérité ne soutient pas leur objectif. Je pense que nous devons accorder du mérite à ceux qui sont capables de tirer leur épingle du jeu par eux-mêmes. »
La photo tiraillée entre authenticité et représentation
Entre l’art, la politique, le documentaire, les limites sont parfois poreuses.
Ce type d’exposition fascine, mais peut aussi inspirer la méfiance après le scandale, en 2016, des photos retouchées de Steve Mc Curry, ce photojournaliste internationalement reconnu s’est vu remettre en cause par des blogueurs pour ses recadrages, ses suppressions de personnages qui ne lui convenaient pas et bien sûr pour l’Afghane aux yeux verts publiée dans National Geographic en 1985 dont il avait retouché le regard. Le doute subsiste également sur certains clichés de Capa.
Des artistes posent la question de l’authenticité de la photo, ainsi Éric Baudelaire faisant rejouer des scènes de guerre à des soldats américains ou utilisant le cadrage pour accroître l’émotion. Alliant l’art, la photo d’histoire et le traitement de l’information, Jean-Luc Delahaye fait réfléchir sur les actes et les intentions des photographes : dans ses photos détaillées, froides et frontales, il utilise le panoramique ou la distance par rapport au sujet, pour transformer le spectateur en observateur direct.
L’exposition de la MEP ne pose pas la question du rapport entre le photographe et la presse, mais du rapport avec l’émotion provoquée par un changement des modalités d’exposition : les grands formats, le lieu, la scénographie, donc le mélange des genres.
En est-il différemment en peinture ? Dans ce médium, notamment la grande peinture d’histoire et de guerre ou de calamité, le visiteur sait qu’il est devant une représentation, une interprétation et que l’artiste y véhicule son idéologie, une vision politique et construit un langage (Goya, Picasso en étant des maîtres). Il en va aussi pour partie en photographie comme le montre Georges Didi-Huberman. (Lire Voir et Dire à propos des expositions sur les larmes et sur le « Soulèvement >>> » )
Art et projet politique
James Nachtwey a un projet politique clair :
« Je crois au pouvoir de l’information au sein de l’opinion publique. [L’information empêche les gens d’être totalement] dominés par les pouvoirs en place. Le processus de changement en dépend. Certaines preuves empiriques montrent que le travail de la presse (pas spécialement mon travail ni le travail d’un journaliste en particulier, mais notre travail à tous, collectivement) crée une masse critique d’informations qui aide à provoquer le changement. Les gens pensent que certaines guerres sont sans espoir et n’auront jamais de fin, et pourtant elles se terminent. Et l’une des raisons de cette fin réside dans l’information et la conscience collective qu’elle suscite. Lorsque la guerre en Irak a démarré, l’opinion américaine l’approuvait avec une écrasante majorité. Quelques années plus tard, la majorité des Américains était massivement contre. Qu’est-ce qui a pesé dans la balance, si ce n’est l’information ? »
C’est pour accroître les effets recherchés qu’il passe par le chemin de l’art, de la beauté, voulant accentuer l’adhésion du visiteur, même s’il évolue dans la zone trouble des rapports à la souffrance de l’autre. La compassion est en effet ambivalente : une valeur humaniste certes, mais une passion triste pour Spinoza tandis que Levinas l’associe à l’altérité :
« Ce […]qui fait la socialité humaine, c’est une relation étrange qui commence dans la douleur, dans la mienne où je fais appel à l’autre, et dans la sienne qui me trouble, dans celle de l’autre qui ne m’est pas indifférente. C’est l’amour de l’autre ou la compassion. […] Le fait qu’autrui puisse compatir à la souffrance de l’autre est le grand événement humain, le grand événement ontologique. On n’a pas fini de s’étonner de cela ; c’est un signe de la folie humaine, inconnu des animaux. »Lévinas [4] .
La photo documentaire telle que la pratique James Nachtwey n’exprime pas seulement le réel tel qu’il est dans sa brutalité. Elle cherche, dans un style admirable qui lui est propre, à susciter d’intenses émotions. Il met la recherche systématique de la beauté au centre de son projet politique de changer le monde par l’information, alors que Don McGullin ou Susan Meiselas (lire article de Libération dans le portfolio)
ne veulent pas que leurs photos jouent ce rôle. Cette césure dans les utopies professionnelles semble fondamentale dans le monde du journalisme (documenter/influer) et est à l’origine de styles différents. C’est pourquoi le parti pris de James Nachtwey laisse perplexe et engendre un certain malaise, alors que tout est accompli avec un sens éthique élevé du journaliste. L’exposition de la MEP n’ouvre pas explicitement le débat.
Alors que les agences de presse ferment les unes après les autres, cette exposition puissante montre que les photo-journalistes sont essentiels pour comprendre les enjeux du monde et être des citoyens éclairés.
Jean Deuzèmes
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