9 611 kms séparent Paris de Ômihachiman, une petite ville à côté de Kyoto, sur les bords du grand lac Biwako.
Une distance qui n’a pas empêché Saint-Merry et la Biwako Biennale d’engager un jumelage temporaire durant l’été 2018.
Ces deux lieux sont l’un pour l’autre « Beyond / Au-delà » des mers et des terres. Mais ils ont au moins trois points communs : ils ont hérité d’un patrimoine ancien, ils accordent une grande place aux artistes et à l’art contemporain, ils considèrent que le monde s’enrichit des relations et des questionnements bienveillants.
Saint-Merry est une église du XVIe en restauration permanente.
La Biwako Biennale s’est installée dans Ômihachiman, une ville construite aussi au XVIe dont les maisons de bois tombaient en ruine au XXe. L’art y est chargé de favoriser la réhabilitation des bâtiments historiques pour accueillir des artistes japonais et internationaux qui, depuis 2001, exposent et transforment le lieu.
L’année 2018 marque le 160e anniversaire des relations diplomatiques entre le Japon et la France, ainsi que le 150e anniversaire du début de l’ère Meiji lorsque le pays s’ouvrit à l’Occident. Porté par les gouvernements français et japonais, « Japonismes 2018 » est un petit bout de Japon qui prend ses quartiers à Paris, en Île-de-France et dans toute la France de juillet 2018 à février 2019 [1].
Cette préfiguration de la Biennale à Saint-Merry est le fruit du travail commun de la commissaire Yoko Nataka, Association Energy Field, et de Voir et Dire.
Les six œuvres
1. Circle side : « Tracing of a gyposophila ». Une installation lumineuse dans la crypte. La recherche de la beauté, simplement.
2. Masato Tanaka : « Fullmoon effect ». À proximité de la croisée du transept, une sculpture dans laquelle on pénètre. L’accès à une lumière commune, une expérience de l’intériorité.
3. Masayoshi Yamada : « Cycle permanent ». Une installation de bambou dans le Claustra. Une lecture de l’arche de Noé et une réflexion sur l’aventure humaine.
4. Shiori Eda : « Despair leads to hope / Le désespoir mène à l’espérance ». Une sculpture au sol dans une chapelle Nord. Une œuvre sombre, surréaliste et féministe.
5. Asamï Nishimura : « Cucurucucu », une performance le jour du vernissage, le 12 juillet. Un oiseau niche dans les cheveux de l’artiste.
6. Sayuri Hayashi Egnell et Haness Egnell : Dans le cadre de cette performance, ils développent une partie musicale mêlant tradition et musique contemporaine.
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Circle side : « Tracing of a gypsophila »
De petites fleurs sèches disposées au sol dans la crypte sombre, sur lesquelles sont projetées de simples lignes blanches mouvantes. Une musique mystérieuse en boucle accompagne le visiteur qui se déplace comme dans une forêt, dans la position de Gulliver.
L’œuvre se déploie autour du pilier central de la crypte, en tenant compte de la spécificité de ce lieu sombre et sculpté de têtes en pierre. Les visiteurs sont invités à tourner autour et à faire groupe pour la regarder.
Étrangeté et beauté se rencontrent. Ce sont les finalités assumées par le collectif qui n’affiche pas d’autre volonté que l’exploration des potentialités de matériaux le fascinant, ici la délicatesse et la légèreté de la plante, et la mise en valeur des lieux qui accueillent les œuvres.
La simplicité, le cadre, la gratuité de l’œuvre ont un effet indirect sur sa perception. « Tracing of a gyposophila » crée une atmosphère et favorise une expérience collective : regarder ensemble le beau et laisser l’imaginaire individuel fonctionner librement.
Masato Tanaka : « Fullmoon effect »
Né à Nagano en 1988, il a vécu au milieu de la nature et s’est intéressé très tôt aux manières traditionnelles de vivre, au folklore, mais en utilisant la technique ou en s’intéressant à des questions scientifiques ; il use parfois de l’ingénierie ou de la programmation.
« Fullmoon effect » est une grande structure polyédrique de 3,5 m, construite sur une géométrie sacrée symbolisant l’univers et les racines de la vie, dans laquelle le visiteur est invité à pénétrer. Au centre, une plus petite structure à l’image de la lune. La surface extérieure est faite de métal, de miroirs et de shoji, ces feuilles de papier de riz translucides et rigides qui, dans les maisons, séparent les pièces ou atténuent la luminosité extérieure.
L’artiste propose une expérience, fondée sur la lumière. Les objets et les corps sont inondés de la même lumière, mais celle-ci vibre différemment de manière à les rendre singuliers, étranges ou familiers.
Nous sommes si familiers de cette lumière que nous ne « voyons » pas. L’artiste veut en faire prendre conscience au spectateur en lui proposant ce dispositif, où tout est maîtrisé, où le corps des uns influence l’expérience visuelle des autres, alors que c’est la même lumière qui en est l’origine.
Cette œuvre fonctionne comme une porte sur l’intériorité, comme une spirale allant des mains éclairées aux yeux, dans une spiritualité toute orientale. Au bout d’un certain temps, le visiteur prend conscience de l’existence d’un extérieur commun : c’est l’intérieur d’une église occidentale du XVIe. Il passe « Beyond/de l’autre côté » …
http://mst-t.org/profile/en.html
http://mst-t.org
Masayoshi Yamada : « Cycle permanent »
L’artiste, né en 1949, vit en France depuis 45 ans.
Un tapis de bambou au sol reprenant la forme de la verrière, une arche de Noé stylisée. Deux petites statuettes en fer et peau sur le sol, et d’autres dans les anfractuosités des murs. Où va l’homme ? Parviendra-t-il à monter au Ciel ?
Dialogue avec l’artiste :
V&D : Pourquoi ce titre étrange « Cycle permanent » ?
Masayoshi Yamada : Il exprime l’existence d’un cycle entre l’Homme et la nature. La baie vitrée se reflète au sol et forme le contour du bateau. Le couple sur ce bateau donne des descendants et les hommes, tel un troupeau, grimpent aux murs. Peut-être montent-ils au ciel ? La lumière pénètre à nouveau cette baie.
V&D : Comment vous est venue cette idée d’occuper le claustra propice à l’exposition d’œuvres spirituelles et à des temps de recueillement ?
Masayoshi Yamada : Ce claustra est un lieu enfermé de pierre, une sorte d’huis clos. On peut y pénétrer en toute sécurité pour songer à l’avenir de l’Homme. En regardant la baie vitrée du claustra je me suis souvenu d’un lieu très connu : la cathédrale de Chartes et son labyrinthe rond au sol qui reflète la grande rosace à la perfection. C’est ce principe du reflet du vitrail qui m’a inspiré, les bordures de métal de la baie dessinant un bateau.
V&D : Qui sont ces personnages et que font-ils ?
Masayoshi Yamada : Les deux sculptures de grands personnages sur leur radeau de bambou sont revêtues de peau de chèvre. Cette peau animale devient la peau de l’Homme, telle une réincarnation. Chacun porte un petit personnage comme le germe d’une plante qui représente la nouvelle génération. Une dizaine de personnages sont accrochés aux murs et s’enfuient pour trouver une vie inconnue.
V&D : Quel sens donnez-vous à votre œuvre ?
Masayoshi Yamada : Mes œuvres représentent à la fois le paysage présent et le devenir de l’Homme.
V&D : Pourquoi le bambou ?
Masayoshi Yamada : J’ai vécu dans l’univers du bambou dès mon enfance, car mes parents fabriquaient des parapluies japonais dans leur atelier et travaillaient ce matériau traditionnel si particulier. Cependant, c’est la première fois que j’utilise le bambou dans mes œuvres. Au Japon, le bambou me semble garder sa richesse spirituelle et matérielle. Aux yeux de certains Japonais, le bambou est la demeure d’un esprit spécifique.
http://yamada-artist.com
https://www.pallade.net/expositions/masayoshi-yamada-du-16112017-au-20012018/
Shiori Eda : « Despair leads to hope »
Le désespoir mène à l’espérance.
Une œuvre étrange et ambiguë, ouverte sur une autre spiritualité. Un « Dali japonais » au féminin ?
Autant les œuvres précédentes présentaient une dimension spirituelle ou d’émerveillement sur les liens Homme /nature, autant la culture japonaise est aussi travaillée par des artistes qui ont une vision tragique, inquiète ou dénonciatrice de la société, tel http://japanization.org/20-illustrations-dun-artistes-japonais-qui-questionnent-la-societe-nippone/ Avogado6.
Shiori Eda, née à Tokyo en 1983, très appréciée par le marché, peint, avec beaucoup de finesse et de précision, des cataclysmes, des paysages crépusculaires, inquiétants et auxquels font souvent face des femmes.
Sensible aux formes de domination, elle n’a de cesse de s’opposer au machisme et de mettre la femme au centre de son travail, sous une forme générique, représentée nue, dans des situations très diverses, en activité et affrontant la nature, cherchant à la dompter sans nier la fragilité humaine.
Ses œuvres mixant sculpture et installation génèrent la fascination, le malaise et l’interrogation. Les femmes, leurs clones, sont situées dans un univers surréaliste revisité, dans un temps post « Servante écarlate », ce roman de la guerre froide, adaptée en séries , où les femmes sont les victimes d’un monde totalitaire masculin, mais où « l’espoir est la meilleure façon de survivre ». Dans le monde de Shiori Eda, les femmes semblent avoir gagné.
Les personnages de « Le désespoir mène à l’espérance » sont nus, dans une position d’adoration, devant une source d’eau chaude luxuriante, tandis qu’au fond apparaissent d’autres figures féminines.
Cette œuvre étrange pour un esprit occidental, religieux ou non, doit être mise en lien avec les pratiques encore présentes au Japon de vénération des forces de la nature, que l’on désigne sous le terme de shintoïsme. Les visages du fond de l’eau feraient-ils partie de ces forces féminines de la nature ? Sur un sujet proche, le photographe Charles Frégers’est rendu célèbre pour son travail sur les esprits du Japon .
On peut cependant s’interroger sur l’inspiration de cette artiste qui ne s’explique pas sur son imaginaire : est-ce l’expression d’une critique d’un monde mythique ou bien l’ancrage dans une tradition séculaire, codée, sa transposition dans un monde pacifié entre la nature et l’Homme, et ici exclusivement la Femme ? Serait-ce une victoire des femmes reprenant leur place dans la nature et grâce à elle ?
Il y a dans cette œuvre une fenêtre étrange et ouverte sur une spiritualité japonaise. Les surréalistes occidentaux avaient, eux, ouvert des portes sur l’inconscient par l’art.
Asamï Nishimura : « Cucurucucu »
Elle a été l’une des premières artistes présentées à Saint-Merry par Voir et Dire, durant l’été 2010. Elle sortait des Beaux Arts et a dessiné « Ma maison », une immense cage ouverte avec un oiseau. Une cage ? Plutôt une limite protectriceaussi légère que possible entre l’intérieur et l’extérieur.
Dans sa performance, elle fait de ses cheveux l’allégorie d’une cage et y fait nicher un oiseau vivant : une expression du souffle de la vie et du désir ardent de voler jusqu’au ciel.
Musique : Sayuri Hayashi Egnell & Hannes Egnell
Ecouter une œuvre de Sayuri Hayashi
Elle reproduit une aventure d’enfance, quand elle a rencontré un oiseau dans la rue, l’a pris doucement dans les mains puis amené chez elle. Dans une étrange relation, l’oiseau s’est installé dans ses cheveux [2].
Ni danse, ni chant, ses performances relèvent de la description d’un paysage, d’un espace, voire de la nature morte. Un grand voile lui sert ici de scène.
http://www.asami.fr/
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JeanDeuzèmes