L’installation, en papier, polystyrène et toile, de Thibault Lucas est pleine de petits objets et de dessins de tailles variables qui sont synonymes d’élévation : des rochers, des montagnes sur lesquelles sont accrochées des églises grandes et petites, des escaliers, des échelles, des silhouettes de massifs. Mais pas d’homme si l’on excepte le visiteur placé dans la position d’un Gulliver du XXIe observant, non pas une île, mais un morceau de terre. Dans la géographie de Saint-Merry, ce monde en modèle réduit est présenté dans la petite chapelle Saint-Vincent-de-Paul, où l’une des immenses fresques de François Lepaulle (1840) représente le saint, esclave en Afrique, arrivant à Tunis et chantant les louanges divines !
Avec les toiles jaunes flashy, le contraste est total, « swiftien ». Il y a du jeu d’enfant et de la maison de poupée, sans jouet, dans cette mise en scène [1].
Le jaune primaire, intense, est celui du soleil, l’allégorie du divin. Cette couleur symbolique, est commune à de nombreuses religions : les Égyptiens avec Ra, les Incas avec Inti, saint François avec son Frère Soleil. Elle résume tout ce qui il y a de plus élevé sur Terre.
Les multiples escaliers évoquent tout à la fois les gradins des temples incas, les pentes des pyramides égyptiennes, les marches permettant d’accéder à des lieux de pèlerinage chrétiens ou non.
Les sculptures semblent de marbre, mais sont réalisée en polystyrène pour mieux signifier la non-permanence des créations humaines. Les montagnes sont à l’huile et sortent du tableau pour montrer toute leur majesté et leur permanence. La toile de fond est en papier, entre fresque et mise en scène, les montagnes sont en négatif comme si elles reflétaient totalement le soleil.
Un caillou est construit comme une montagne, c’est une montagne miniature.
Pour évoquer le sacré, Thibault Lucas fait régulièrement référence dans ses dessins en noir et blanc à ce qui permet ou exprime l’élévation, comme les échelles ou les silhouettes d’architectures religieuses, toutes les formes d’escalier pour évoquer le sacré, ou encore cet étonnant aménagement éphémère d’une église, à l’occasion d’un mariage en 2012.
Les paysages simplifiés en bleu qui se déclinent à de multiples échelles ont la sobriété de ceux des tableaux religieux du Quattrocento. Ils sont une mise en abyme des montagnes, l’installation fonctionnant sur le mode des miroirs.
Tout est dépouillé à l’image des ermitages de saint François. Les chapelles sont inspirées des chapelles d’ermites des tableaux de Giotto ou de Fra Angelico. L’escalier, plus de la culture inca, est, selon l’artiste, l’équivalent humain de la montagne. Il emmène vers l’au-delà, mais ne peut y aller. Les échelles faites en bois, laissent plus entendre que le projet est inachevé, que l’installation est un chantier. Que l’œuvre ne sera jamais finie, car irréalisable.
La fausse naïveté de style est truffée d’une grande culture et porte les traces d’un attrait pour la joie franciscaine face à la nature. La référence à la Thébaïde de fra Angelico est explicite [2].
Avec un sens poussé du décor théâtral, l’artiste fait déborder son installation de l’espace confiné d’une chapelle décorée au XIXe en accrochant en face une très grande toile rouge, une montagne de 5m de haut : « Golgotha ». Du monde de Gulliver, il passe brusquement à une autre échelle, celle de l’église. Le visiteur surplombant le monde jaune et bleu est alors dominé par le roc rouge. Le sacré change de dimension et vire au tragique.
Cette association entre la montagne et le sacré est un thème classique, de l’Olympe mythologique aux collines entourant Jérusalem, et contrastant avec le désert environnant. Le Golgotha a été un des espaces sacrés les plus représentés dans la tradition picturale, et les textes bibliques sont pleins de mentions de montagnes, comme lieu de révélation ou du retrait du saint ou du prophète.
« Dieux, saints et sanctuaires constituent l’assise sacrale de la montagne […] (cette dernière) se sacralise aussi en tant que frontière symbolique, par exemple contre le calvinisme en Béarn ou en Savoie [3]. » On la sacralisait aussi en plantant une croix lors de la première ascension d’un mont. Quand un lieu de dévotion a été construit sur une montagne ou sur une colline, le sacré, quel que soit l’acte d’origine qui l’instituait, demeure, par et malgré de multiples transformations : la chapelle mariale de Ronchamp construite par Le Corbusier en est un exemple bien connu. L’affirmation humaine du sens du sacré fait partie du paysage et y contribue ! Thibault Lucas, lui, revient à certaines racines des religions dans et par la Montagne, « ce monde démesuré qui à la différence de la pampa ou du désert, possède à la fois l’immensité et la monumentalité. Ce monde n’est plus le nôtre et son échelle des grandeurs n’est plus la nôtre. […] L’énormité de ce nouveau monde s’impose bientôt comme normale au regard, car la montagne nous transforme » objective le grand antiquisant, alpiniste et athée par ailleurs, Paul Veyne dans « Et dans l’éternité je ne m’ennuierai pas. Souvenirs. »
Mais avec son titre « La Fabrique de la Montagne Sacrée », Thibault Lucas déplace la question. Il fait perdre à la montagne un caractère sacré qui l’essentialiserait. Il semble affirmer que le sacré se construit aussi par les yeux de l’artiste qui n’est pas le simple témoin d’une situation de nature mais invente une scène dans laquelle le visiteur est invité à entrer, avec l’émerveillement de l’enfance : l’évocation du désir de s’élever, de chercher plus grand que soi ?
« La Fabrique de la Montagne Sacrée est un chantier abandonné. C’est l’homme qui veut construire l’impossible pour aller plus haut que les montagnes et chercher le divin par ses constructions et qui se rend compte que ce n’est pas possible. Alors qu’il lui suffirait de simplement contempler la nature. Tout est déjà là.
"Pourquoi réaliser une œuvre quand il est si beau de simplement l’imaginer » Le Decameron, Pier Paolo Pasolini
Mon installation est une mise en abîme perpétuelle. Mes motifs se retrouvent en géant et en minuscule à plusieurs reprises, à plusieurs endroits. Les toiles sont dans les toiles, une grande chapelle est posée sur le même caillou qu’une toute petite chapelle. La perspective est accélérée, on perd la notion d’échelle. Le très grand et le très petit se côtoient et font perdre au spectateur ses repères habituels comme pour mieux le mettre face à plus grand que lui. » (Thibault Lucas)
Site de l’artiste : http://www.thibaultlucas.com/
Instagram : www.instagram.com/tibo_lucas
Jean Deuzèmes
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