« Plus de trente ans après, à l’occasion de mon départ de la Maison Européenne de la Photographie, alors que Paris est redevenue une grande capitale de l’image fixe, il m’a paru légitime de tenter d’apporter une réponse.
Pour illustrer ce qu’était alors cette jeune photographie française en plein devenir, j’ai choisi dans l’exceptionnelle collection de la MEP, les œuvres de photographes que j’ai rencontrés, et que j’ai aimés.
C’est un choix très subjectif lié à une histoire personnelle, avec des oublis, des absences, mais aussi des partis pris et des convictions. Je peux l’écrire aujourd’hui, oui, la photographie française existe, j’ai eu la chance de la rencontrer et même, parfois, le bonheur de l’accompagner. »
Jean-Luc Monterosso
Il n’y a ni nostalgie ni démonstration dans cette exposition où le directeur prend les habits d’un commissaire très particulier. Il ne pouvait ni tout montrer, ni exposer tous les livres qu’il a produits. Avec beaucoup de subtilité, il a choisi et conçu l’accrochage des œuvres de 45 artistes [1].
Jean-Luc Monterosso avait l’âge des photographes qu’il a fait connaître il y a trente ans, il a toujours revendiqué ce statut de passeur discret mais constant. Il a surtout assuré la rupture avec les grands maîtres de l’après-guerre, Henri Cartier Bresson, Willy Ronis, Sabine Weiss, Robert Doisneau, sans les rejeter.
Son regard avisé lui permet de distinguer trois approches qui seraient plus spécifiquement françaises :
– Les photographies mises en scène, où l’on entre dans le théâtre de la réalité ou de l’imaginaire, par exemple avec Pierre et Gilles ou Bernard Faucon ;
– Les photographies d’auteurs et celles de photographes écrivains ou insérant des textes, le rapport à la création littéraire étant une réelle spécificité française, comme Raymond Depardon, Alain Fleischer ou Hervé Guibert ;
– Les photographies plasticiennes où les artistes transforment leurs clichés en tableaux grand format et renouvellent l’émotion en photographie, comme Patrick Tosani ou Georges Rousse.
La photographie française se distingue des grandes tendances conceptuelles allemandes et de la crudité des artistes américains, par une douceur introspective, un questionnement permanent, une ouverture au monde.
Cette exposition échappe à toute volonté démonstrative, car les clichés sont présentés, non seulement selon ces trois catégories, mais aussi par genre (photojournalisme et guerre, intimité, formalisme, etc.), par lien ou clin d’œil à l’actualité, par année. Complexe et fluide, l’exposition se fait subtilité et culture du regard ; elle fait réapparaître les premiers clichés que Jean-Luc Monterosso a montrés ainsi que la puissance d’anticipation des artistes face à la société. Le fait qu’un tiers du fonds ait été donné à la MEP par les artistes peut se lire comme la longue histoire d’amitié avec un commissaire-directeur, qui les a accompagnés et a fait confiance aux évolutions de leur style. Nul besoin de transformer beaucoup les cimaises pour les accueillir, la MEP est en effet un lieu magique [2], avec ses petits espaces pour concentrer le regard sur les tirages.
L’exposition montre comment le Noir et Blanc, dominant jusqu’en dans les années 80, a partagé sa place avec la couleur, comment les artistes s’en sont saisis ainsi que des techniques nouvelles : le numérique, la possibilité de faire de très grands tirages, les acquis de la vidéo et du film, etc.
Voir et Dire a choisi cinq photos, et renvoie le lecteur au splendide catalogue.
**Pierre et Gilles
L’un photographie, l’autre peint ou rehausse les clichés qui sont donc des pièces uniques à quatre mains. Une photo couleur, grand format, kitsch, « Les amants de Paris » de 2018, se trouve à l’entrée de l’exposition et résume bien toute leur démarche où l’amour, le grand amour, se conjugue sur tous les modes, ici un hymne à la tolérance à Paris.
Mais l’intérêt vient d’ailleurs : ils ont commencé dans le Noir et Blanc comme le montre « Andrée Pullman », 1982, de la série Portrait de femmes, d’une très grande rigueur, où les rides ont été lissées, le rouge à lèvres accentué et les cheveux remodelés. Le pinceau de l’artiste et non Photoshop, ici comme dans les autres clichés, transforme la photo et en accentue le sens.
Pierre et Gilles ne sont pas dans la logique du reproductible mais dans l’œuvre unique.
**Bettina Rheims
Elle a placé la question de la féminité au centre de toute son approche, mais ne s’y est pas limitée ; elle a régulièrement exposé à la MEP, la maison étant une sorte de halte dans sa créativité et son lien avec Jean-Luc Monterosso tenant de la fidèle amitié et de l’admiration réciproque. V&D en a rendu compte notamment pour sa vision détonante des Évangiles et de la vie du Christ, http://www.voir-et-dire.net/?Bettina-Rheims-I-N-R-I-avant-et-apres, mais aussi pour son engagement sans faille aux côtés des Femen http://www.voir-et-dire.net/?Bettina-Rheims-Naked-War en les faisant passer de la performance politique et risquée à la reconnaissance par l’art. Là encore, l’évolution est grande depuis sa première exposition au début de la MEP en 1996 à la grande rétrospective de 2016, mais c’est toujours le même regard d’empathie pour ses sujets, comme pour ces « Modern Lovers », portraits d’adolescents androgynes, ces adultes en devenir, qui semblent anticiper les débats actuels sur le genre et l’identité.
**ORLAN
Dès ses premières œuvres, ORLAN (en majuscule, comme une entreprise) sort du cadre de l’art, se prête à toutes les provocations en utilisant son corps, en le transformant (1990-1993), car « j’ai toujours interrogé le corps dans la société et les pressions politiques, sociales et religieuses qui s’impriment dans les chairs » (lire http://www.orlan.eu/f-a-q/). Mais en ne cessant de déplacer les lignes et les questionnements, elle s’est intéressée récemment aux hybridations et aux transformations du monde numérique, comme l’atteste sa présence dans l’exposition « Artistes et robots » au Grand Palais (5 avril-9 juillet 2018). Hyper-moderne, comme on l’a découvert dans sa récente rétrospective à la MEP, elle utilise la réalité augmentée, pour « Self Hybridations, Masques de l’Opéra de Pékin », 2014, le visiteur pouvant utiliser son smart phone et une application pour voir l’avatar de l’artiste sortir de l’écran.
ORLAN, Masques, Opéra de Pékin, Facing Designs & Réalité augmentée 2014 from ORLAN ORLAN on Vimeo.
**Raymond Depardon
Il traduit le mieux ce qu’on appelle photographie d’auteur, en prenant des sujets inédits, notamment ses films sur la fin des paysans, la France dans son ordinaire, ou son inventaire des monuments aux morts de la Grande Guerre. Créateur de l’agence Gamma, Il a transformé le photojournalisme, en choisissant la subjectivité, en racontant. Appelé en 1981 par Libération pour faire une photo de New York annotée, et devant être transmise à l’heure du tirage, il produisit des petits formats et Blanc. Le même journal réitéra l’expérience trente-six ans plus tard en 2017, et le photographe utilisa la couleur et le grand format (20x25) pour ses « Correspondances new –yorkaises » :
« 3 mai 2017, 9h30, 5e Avenue, New-York. C’est Fort Know en plein Manhattan. L’homme à la cravate rouge n’a pas lésiné sur la couleur or, on pense à Picsou sur cette avenue déjà outrageusement riche. Dessiné en 1981 et terminé en 1985, personne ne faisait alors attention à cet immeuble en forme de lingot. Melania voudrait y habiter en permanence, ce qui pose d’énormes problèmes de sécurité et un coût exorbitant. Enfin une bonne nouvelle, les abonnements au New York Times ont doublé depuis l’arrivée de Donal Trump. »
**Patrick Tosani
C’est un représentant connu de cette approche de la photographie qualifiée de plasticienne, appliquée à de multiples sujets et notamment à l’architecture, qu’il a étudiée tout en devenant photographe. Les questions d’espaces et d’échelle sont centrales chez l’artiste et croisent les potentialités de la photographie, ses limites, ses relations au réel. Avec « M & P 2, 2009 », un grand format (171x216cm), il trouble la représentation d’une petite maquette d’immeuble qui se singularise par des volumes simples, mais qu’il a maculée de couleurs vives et fluides. Bariolée comme un jeu d’enfant, elle est ensuite prise sous de multiples angles quasi cliniques, rendant hommage à la précision de la photographie. Mais que photographie-t-il ? L’architecture, la couleur, la lumière qui brille sur une texture lisse ? Il rend visible le réel, mais le sien après avoir transformé une échelle en une autre, en faisant de cette architecture un tableau qui ne renseigne sur rien, sauf sur le point de vue arbitraire de l’architecte, et sur son imaginaire, mieux qu’une perspective. Le pop de la couleur vs la modernité de la forme.
Ceux qui n’ont pu voir cette expo splendide à Paris, peuvent la découvrir cet été 2018 à Lille dans le cadre du Festival Les Transphotographiques, organisé par la Maison de la Photographie.
Jean Deuzèmes
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