Cette exposition fascine pour la jubilation et la liberté de la couleur bien connues chez l’artiste, mais elle intrigue par les sujets et les personnages : on est happé par des histoires visuelles difficilement compréhensibles immédiatement, mais dont les mouvements des corps, des animaux et des éléments de la nature incitent à chercher le sens derrière un absurde apparent. C’est pourquoi la Galerie Templon a mis à la disposition du visiteur des classeurs nourris de repères, qui permettent d’accéder à cet univers pictural, notamment pour ceux qui n’ont pas encore lu son beau livre d’entretiens « L’intranquille », où il révèle sa bipolarité mentale et la découverte d’un père antisémite qui avait spolié des juifs durant la guerre.
Si l’exposition « Diane et Actéon » ne mettait en scène que deux mêmes personnages, dans le cadre de la même histoire mythologique, chez Templon, « Zeugma » est construit sur un autre principe : les tableaux traitent de thèmes différents, mais se répondent les uns les autres, des références communes courant d’une toile à l’autre. Les histoires peintes en grand format oscillent entre deux sources de l’inspiration de Gérard Garouste : l’interprétation du Talmud et le récit familial du peintre. Une grande majorité des toiles associe les deux dans des proportions variables, mais toujours avec intensité par la couleur, la matière et l’expressionnisme du geste. Chaque toile pratique les doubles sens, l’intertextualité, les jeux de mots et de formes.
Le splendide ensemble présenté à la Galerie Templon possède une cohérence qui, à la fois, déroute et rassure le visiteur : si le monde de Gérard Garouste est très personnel, demande des clefs de lecture, il est branché sur tant d’éléments universels qu’il en devient familier, par le jeu des répétitions. Deux constantes, très classiques, marquent la scansion et l’étrangeté des toiles : le rapport à l’autre, au proche ou ami, au fils (et implicitement à soi-même), et le temps, celui des générations qui pendant des siècles ont lu et relu les grands textes, celui plus court de sa famille et de ses drames intimes.
Depuis les années 1980, Gérard Garouste utilise la « puissance d’interrogation » (Olivier Kaeppelin) des grands mythes et des textes sacrés. Son art est indissociable d’un engagement à la fois intime, spirituel et politique : « Si je peins armé des textes qui ont irrigué les siècles, fabriqué la pensée de nos aïeux [...] si je fais de la peinture à l’huile [...] c’est pour regarder en nous, révéler notre culture, notre pensée dominante, notre inconscient. Je veux être un ver dans le fruit. » mentionne le flyer de la galerie, mais « Zeugma » confirme aussi la spécificité de l’approche du Talmud par la peinture.
Pinocchio et la partie de dés, 2017 (160 x 220 cm).
Sous les traits mêlés de Pinocchio et de Don Quichotte, personnages que l’on rencontre souvent dans son œuvre, et avec des yeux rieurs, Gérard Garouste invite le spectateur à jouer avec lui du sort d’individus en danger dans la tempête. Il pointe du doigt une vague qui emporte avec elle les symboles bibliques d’un bateau et d’une baleine. Au-dessus, une rame étrange : elle fait référence à l’un des récits du Rabbin Rabba Bar Bar Hanna, dont les histoires extraordinaires constituent l’épreuve intellectuelle ultime de tout talmudiste, qui doit en avoir fait un commentaire pour être reconnu par ses pairs. (Voir vidéo de Marc-Alain Ouaknin.)
La rame, gravée des noms de Dieu, a le don de faire retomber les vagues frappées par elle, sans casser le bateau qu’elle emporte. Dans cette composition ludique, le spectateur se voit proposer de s’asseoir à sa table et à participer à sa réflexion, lui laissant le choix entre un jeu de hasard et le jeu (et la confiance) avec la parole divine pour décider du sort de l’embarcation. Ce tableau apparaît comme un commentaire visuel du texte de Rabba Bar Bar Hanna. Mais qui se risquerait à parier avec un artiste doublement fantasque, qui s’est confronté tant de fois à la question de la vérité ?
Les trois maîtres et les oies grasses, 2017, (160 x 200 cm)
À nouveau une table, mais dans un décor désertique, trois maîtres de la pensée juive contemporaine. Au centre, le philosophe et talmudiste Chouchani regarde le spectateur. À gauche l’écrivain argentin Jorge Luis Borges tourne les yeux vers Franz Kafka, dont il a traduit les « Métamorphoses » et qui est représenté à droite avec sa plume marquée de l’étude de la Kabbale.
Acteurs d’un récit du rabbin Rabba Bar Bar Hanna [1], ils prennent à témoin le visiteur, en lui rappelant le sort de trois étranges oies grasses, qui se sont aventurées dans le désert et ont perdu leurs plumes, faisant dire au rabbin Eleazar qu’un jour Israël devra rendre des comptes pour le traitement infligé à ces oies, celles-ci devenant le symbole du devoir de respecter la vie et la nature. Gérard Garouste n’est-il pas végétarien et ne dénonce-t-il pas dans Diane et Actéon, le chasseur pervers qui, transformé en cerf, se fait émasculer par les chiens ?
Les étudiants et les oies grasses, 2017, (270 x 320 cm)
Ce tableau de très grand format reprend bien des éléments des tableaux précédents, mais change le contexte et la question. L’artiste et son fils, Guillaume, de part et d’autre de leur table bancale se trouvent entre raison et déraison et tentent d’interpréter les histoires du rabbin Rabba Bar Bar Hanna. Ils sont mis à rude épreuve dans leur volonté d’étudier. Sous les oies, le sol se transforme en vagues, avec un bateau en mauvaise posture (l’Arche ?) faisant référence à « Pinocchio et la partie de dés ». Le tableau évoque la question de la transmission entre père et fils, entre talmudiste et étudiants, le père et le fils étant au même niveau. La transmission n’est-elle pas cet enjeu majeur pour l’homme et sa spiritualité qui traverse tout son art ?
Le sous-main et l’âne, 2017, (160 x 195 cm)
Dans ce tableau étrange, Gérard Garouste rappelle un drame fondamental dont il a parlé dans son livre d’entretiens. Le sous-main est le cadeau empoisonné que lui a fait son père : il renfermait le butin de la spoliation d’un marchand juif durant la Seconde Guerre mondiale. L’artiste le charge du poids de la culpabilité devant un âne dont les attributs bibliques sont ceux de la bienveillance et de la sagesse. L’homme, une personnalisation de son père, a un aspect démoniaque et lubrique. La scène a lieu dans une forêt qui est une image de l’inconscient, l’ensemble s’ouvrant sur une réflexion introspective.
La représentation du sous-main revient régulièrement dans la peinture de Garouste, comme dans « Balaam et le sous-main ».
Le pont de Varsovie et les ânesses, 2017, (220 x 160 cm)
Ce tableau emprunte au Talmud et au conte de la mort du sage Honi Ha-Me’éguel. Celui-ci s’est assoupi près de son ânesse et d’un caroubier, arbre qui met soixante-dix ans à donner des fruits. Le sage tombe dans un long sommeil, et durant ce temps l’ânesse procrée, l’arbre donne ses fruits. À son réveil, le sage est rejeté de ses pairs qui ne le reconnaissent plus, il se réfugie dans une grotte pour un sommeil éternel. Mais avec Gérard Garouste, le sage est projeté dans le ghetto de Varsovie (avec son pont bien connu joignant les deux parties, de part et d’autre de la rue) et prend les traits d’un juif de cette époque. Le pont est ici la traduction visuelle du Zeugma, les ânes une allégorie des vies détruites durant cette période, l’âne étant familier de l’artiste non seulement pour sa référence biblique, mais aussi pour sa marque d’infamie, puisque le jeune Gérard fut souvent astreint à porter un bonnet d’âne dans sa jeunesse, scène que l’on retrouve dans d’autres tableaux.
Dans cette nouvelle exposition, Gérard Garouste poursuit sa lecture du Talmud avec ses propres outils, le pinceau et la couleur. Il devient progressivement un maître en reliant sa propre interprétation à sa propre histoire familiale et en y associant les personnes qui comptent pour lui dans l’étude. Il hybride en outre de nombreuses veines esthétiques : le classicisme, le surréalisme, l’expressionnisme, pour créer la sienne, unique. Comme chez Maxim Kantor (Voir et Dire >>>), qui lui est chrétien, il ne dissocie pas la lecture des grands textes bibliques et de la littérature, les drames familiaux, l’engagement social.
Jean Deuzèmes
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