Entrer dans l’exposition par une courte vidéo>>>
Qui sont ces artistes ? La moitié sont de vrais spécialistes du digital et insèrent leurs travaux entre virtuel et réel, on les voit peu en France, mais ils sont déjà dans les musées aux USA. L’autre moitié sont pleinement artistes et utilisent les outils, comme on le fait avec son smartphone. Il n’y a pas de domaine réservé à cet art qui peut utiliser discrètement les dispositifs ou instruments, les développer ou au contraire s’en moquer, les critiquer.
Étrange expo apparemment, puisque comme dans Matrix où le héros, Neo, doit choisir entre une pilule bleue et une pilule rouge, le visiteur, lui, doit opter dès l’entrée pour le parcours 1 ou 0, deux chiffres symbolisant le langage du code informatique, deux parcours commençant l’un par l’absurde, l’autre par la beauté des usages.
Bien que propices à des formes d’interactivité avec le public – comme les paysages que Julien Levesque lui propose de concevoir en superposant des strates de GoogleView -, la plupart des œuvres se présentent comme closes, à la différence d’œuvres basées sur l’aléatoire. Les objets, les sculptures, les films parlent de nos usages quotidiens des outils digitaux tout en reprenant les visées de l’art : susciter l’émotion, flirter avec le beau - comme Tempo II de Marie-Julie Bourgeois qui propose un écran de dizaines de petits écrans vidéos transmettant en temps réel des images de webcam tournées vers le ciel-, être dans la nouveauté – les architectures de Sériès et Sériès qui envisagent la ville comme un parcours avec ses saillies-, surprendre – avec ces villes fantasmatiques de Borges ou de Du Zhenjun où la référence à Babel et l’ambition démesurée (digitale) des hommes sont permanentes.
Tout public ? Oui, mais certaines œuvres nécessitent, cependant, de posséder des codes et de vivre dans le monde digital afin d’être goûtées pour leur humour. Ainsi Greg « Leon » Guillemin dans sa série « Secret Life of Heroes », détourne la culture populaire des héros de comics, en représentant une Cendrillon dormant avec le logo bien connu du disque rayonnant « attendre un peu » (ici le prince charmant), tandis que la méchante reine de Blanche-Neige est furieuse contre son beau miroir qui lui affiche une page d’erreur Internet.
Le numérique et les réseaux sociaux avec leurs émojis, la multiplicité des applications ont accéléré les circulations d’informations et transformé les relations humaines en séquences très brèves. L’efficacité des messages et la diversité de leur forme sont des impératifs, l’art suit ; ne dit-on pas d’Instagram qu’il a remplacé les critiques des œuvres par de simples photos et des likes ? Si le monde virtuel et numérique est devenu plus vrai que le monde réel, l’utopie n’est pas parfaite, car elle est ouverte aux buggs, aux failles potentielles et aux menaces dans lesquelles les artistes s’engouffrent pour mettre à distance ce qui semble si naturel, alors que c’est un simple artéfact largement dominé par les Gafa.
Une nouvelle grammaire, des écritures inédites sont nées et réactivent le sens de l’humour, les expressions des émotions, le narcissisme, la peur. « Alone Together », la vidéo de l’auteur de BD Winscluss, ouvre l’exposition sur le mode de la dérision : un petit animal anthropomorphe se guide dans une forêt à l’aide de son smartphone, manque de batterie, recherche une prise, en vain ; il est bientôt entouré d’un monde de fantômes (les Gafa) qui le transforment en un cristal inerte, à côté de bien d’autres. Dans une peinture de Greg Leon Guillemin, « Kryptonite 3.0 », Superman est terrassé par une pluie d’émojis.
Il ne semble pas y avoir de limites dans la réexploration des genres par ces artistes hybrides. Avec « As We Are Blind » (2016), Véronique Béland inaugure une nouvelle manière de faire des portraits, tout en ironisant sur la fameuse phrase « C’est le regardeur qui fait l’œuvre » (Marcel Duchamp). Son étrange installation (voir portfolio) est composée d’un piano mécanique dont les touches sont reliées à un système électronique, d’une caméra orientée sur le lieu rehaussé où doit se placer le visiteur et d’un capteur sur lequel il pose sa main. Au bout de quelques instants, le piano joue une musique singulière, la caméra prend une photo du visiteur qui lui est retournée sur papier dans des teintes étranges. Il s’agit bien du portait (unique) visuel et sonore composé à partir des informations données sur le visiteur par le capteur : sa température, son rythme cardiaque, son poids et bien d’autres données comme l’aura électromagnétique, transmises au piano et traduites en photos. C’est le visiteur qui donne à l’œuvre son spectre chromatique et sonore ! Le photomaton, cher aux Surréalistes, est d’un autre siècle. Mais l’installation parle-t-elle mieux de la psychologie du modèle que le peintre ou le photographe « traditionnels » ?
Le statut de l’artiste est questionné de multiples manières, ainsi « The Next Rembrandt. 5 avril » (2016), qui est un possible tableau de Rembrandt, jeune. Un titre, une date « de naissance », mais qui est l’auteur ? Une machine, des créateurs ? Microsoft, une université et une banque, ING, se sont associés pour réaliser un logiciel qui a absorbé une centaine de paramètres de 300 portraits de Rembrandt (168000 fragments), puis les a mis dans un algorithme. Les questions posées furent l’âge, le type de vêtements, la position de la tête, etc. ; puis l’ordinateur réalisa une toile sortie d’une super-imprimante à 148 millions de pixels jusqu’aux épaisseurs successives de peintures et glacis. Surprenant, mais trop neuf pour un vrai Rembrandt ! En fait la copie d’un style datant d’il y a quatre siècles.
Une autre variante de ce genre de questions sur l’auteur est LaTurbo Avedon, qui vit et travaille sur Internet et dont on ne sait rien. Est-il (ou elle) encore un être humain ? C’est un avatar d’artiste, fait de pixels et d’algorithmes que l’on contacte par Facebook, Twitter, Tumblr, etc. Sa production est en ligne sur son musée virtuel (The Pantheon Modern) dont il est la fois l’artiste, le conservateur et le commissaire ! Celui de l’expo lui a commandé une vidéo sur trois écrans : précise, froide.
Une exposition formidable ? Un superlatif de tous les excès, mais aussi « Qui est à craindre ou qui inspire une grande crainte » selon la définition du Trésor de la langue française.
Une exposition, peut-être un peu fourre-tout, étonnante et ludique. Et en outre gratuite.
Jean Deuzèmes.
Une exposition surprenante jusqu’au 18 mars 2018 à la Fondation Electra (Edf), Impasse Récamier, Paris 7.
Commissaire : Fabrice Bousteau, rédacteur en chef de Beaux-arts Magazine. Un remarquable catalogue dont les textes permettent d’entrer dans une réflexion passionnante. Quand sera-t-il dépassé par la technique ?
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