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Steffani Jemison. Sensus Plenior



Une vidéo extatique au croisement du Gospel noir, de la pantomime et de la manifestation du religieux. Ou comment interpréter au-delà des mots ? Une découverte.

Musée du jeu de Paume 2018 : un film en trois simples séquences, mettant en scène une femme noire, pasteure, constitue une œuvre singulière de Steffani Jemison, vidéaste afro-américaine née en 1971 et travaillant à New York. Rien à voir avec les documentaires ou reportages (voir en fin d’article) sur une pratique ancienne dans ces communautés, le mime gospel. L’artiste a un autre but : interroger les limites du langage et revenir aux sources de tout un pan oublié de la culture noire. Sensus Plenior puise dans un répertoire chorégraphique complexe, influencé par la langue des signes américaine, la danse vernaculaire africaine et la tradition classique de la pantomime.

Au travers de ces trois séquences, l’artiste pose implicitement d’autres questions de nature herméneutique : que veut dire interpréter ? Que veut dire interpréter un texte et un chant que l’on n’entend pas (Gospel) ? Que veut dire interpréter par des mouvements théâtraux du corps, à la fois libres et codés ?

Partant essentiellement des idées et du travail de la pasteure Susan Webb, ainsi que du Master Mime Ministry of Harlem, Steffani Jemison a filmé les mimes de cette pasteure-artiste en pleine performance dans des églises de Harlem et de l’East New York.
Filmée en noir et blanc, alors que les personnages peuvent être en robe rouge dans certaines communautés, la chorégraphie renvoie à l’époque de l’entre-deux-guerres où la pantomime et le cinéma muet étaient très proches et exprimaient émotions et idées, sans le son. Les deux avaient rendu possible la mise en scène de soi au tournant du XXe siècle. L’artiste, elle, explore ce qui, au début du XXIe, peut être porteur de voies nouvelles dans l’art ; elle explore ces sortes d’archives vivantes que sont les danseurs. La vidéaste se fait philosophe et surtout interprète de cette prestation corporelle si l’on compare son œuvre aux reportages habituels.

Se situant dans l’interface entre le chant, le geste et le langage, la vidéo brouille les frontières entre performance et cinéma, entre traditions culturelles et religieuses. Elle se situe en outre dans la tradition de l’improvisation des jazzmen. L’artiste fait référence aussi visuellement à la notion d’improvisation telle qu’elle a pu être développée par des jazzmen comme Louis Armstrong.

La forme du film de Steffani Jemison et les maquillages renvoient à d’autres traditions comme celle du théâtre kabuki au Japon, le mime possédant une dimension universelle.

Sensus Plenior se déroule sur une bande-son étrange, minimale, renforçant les effets extatiques d’un récit visuel très sobre, mais à la gestuelle outrée. En effet, ce sont les musiciens (violon et contrebasse) qui improvisent au vu des images comme pouvait le faire le pianiste des séances de cinéma muet.
Les prises de vue valorisent le mouvement du corps noir et la liberté d’improvisation, le maquillage soulignant les expressions du visage hors de toute volonté de psychologisation. A la fin de la vidéo, Webb semble transformée.

Steffani Jemison at Jeu de Paume, Concorde - Paris / Portrait filmé from Jeu de Paume / magazine on Vimeo.

Le titre, « Sensus Plenior » ou sens plénier, est une expression technique de théologie utilisé quand un événement a une signification profonde, venant de Dieu, distincte de l’intention venant de l’auteur. Dans son œuvre, Steffani Jemison renvoie au corps des Noirs et non aux textes bibliques ; elle laisse toute liberté au spectateur de donner son propre sens aux jeux du regard, du corps et notamment des mains.

L’accent est mis sur la façon dont la pantomime opère une condensation du langage à des fins spirituelles. Héritiers d’une double généalogie – que l’on peut faire remonter au mime Marceau et aux danses d’Afrique de l’Ouest –, les artistes du mime gospel s’aident visuellement de divers accessoires – ici, maquillage blanc, gants et toge de choriste noire –, s’interposant entre le chant (le chœur) et le public, se positionnant comme «  ministres  » ou comme médiateurs.

Cet art interroge les racines du mouvement du corps, ne se focalise pas sur une vision raciale, mais sur une mémoire, sur ce qui a été oublié dans la culture noire, sur la foi et sur l’avenir.

Des vidéos sur Internet de la réalité d’une séance du Master Mime (18 juin 2016) permettent de mesurer l’écart entre un reportage et cette œuvre d’artiste-vidéaste.

Voir

Des versions plus expressives existent aussi.

"Hold My Mule (Feat Albertina Walker and Milton Brunson) [Ult Version]" de Shirley Caesar (Google Play • iTunes)
Voir
ou encore
https://youtu.be/ucaqraZlMAo,

Jean Deuzèmes

Site de l’artiste : http://steffanijemison.com

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Jeu de Paume, jusqu’au 21 janvier 2018

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