Depuis sa création en 2008 en Ukraine, le mouvement Femen s’est étendu dans le monde entier. Radicalement engagées et pacifistes, appartenant au troisième courant féministe, ces femmes mènent des actions pour dénoncer les multiples formes d’oppression politique ou patriarcale ; elles se singularisent par des performances jouant de l’effet de surprise dans l’espace public. Les slogans créatifs très brefs inscrits sur leur poitrine dénudée, leur espace de revendication en propre, et leurs cris ont été largement médiatisés et débattus. Elles participent de ce mouvement du nu politique comme moyen d’interpellation et de mobilisation, comme l’avait fait aussi Spencer Tunick.
Ces femmes de tous horizons prennent des risques physiques considérables et n’en ressortent pas indemnes.
Bettina Rheims qui photographie les femmes depuis 35 ans, a été fascinée par leur combat, par leurs positions de superwomen, et s’est proposée d’en rendre compte, en nouant un dialogue avec l’une d’entre elles. Puis tout est allé très vite, le réseau a fait le reste et elles sont venues du monde entier pour se faire photographier. L’artiste leur a donné l’occasion, non pas de documenter leurs actions coup de poing, mais de leur accorder une dimension permanente en les inscrivant dans la tradition de la peinture, comme elle l’avait fait dans bien des séries antérieures (Lire Voir et Dire sur I.N.R.I.>>>).
Le film tourné à cette occasion par Sophie Branly, dont on peut voir cinq courts fragments sur Internet, complète heureusement l’œuvre.
Voir par exemple
Vidéo 1
Vidéo 2
Ces films montrent comment cette série a été co-construite avec chacune des Femen, arrivant avec leurs slogans, trouvant sur place les quelques accessoires d’habillement, et des assistants de l’artiste qui vont écrire ou peindre le corps, comme dans une sorte d’épreuve initiatique au sein du monde photographique. Pour imprimer le sens de la série, Bettina Rheims avait imposé trois éléments : un fond neutre blanc, un slip noir (non respecté parfois) et de hauts talons. Elle a transposé dans le champ de l’art contemporain les codes de la performance politique ; son studio gomme tous les éléments contextuels (église, espaces publics, etc.), pourtant fondamentaux dans ces formes de l’actionnisme féministe, pour opérer un face-à-face entre ces photos de plain pied et le spectateur et ainsi impliquer ce dernier, comme dans l’Olympia de Manet. Le regard joue un rôle aussi important que le slogan peint.
Le corps des Femen est au centre de ces photos intenses, souvent beau ou recherhcant la beauté, correspond à une féminité assumée —même en situation d’obésité—, non érotique, l’artiste amplifiant par la liberté offerte au moment de la prise de vue et la qualité de ses tirages, l’engagement de ses modèles. C’est un corps au service d’idées, souvent contre les contraintes religieuses imposées aux femmes. Le film qui laisse la parole aux modèles ne cache pas la fragilité de certaines et exprime leur force intérieure et la connaissance des risques qu’elles prenaient dans leurs gestes militants. Aussi être photographiée par Bettina Rheims était une grande victoire. « Ses photos vont nous rendre iconiques » dit l’une d’elles.
L’indéniable qualité picturale rattache cette série photographique à la peinture, non pas à la tradition académique, mais plutôt à la veine symboliste comme dans le « Nuda Veritas ] » (1899) de Gustav Klimt , où une femme nue tenant un miroir regarde le spectateur, un poème de Schiller peint au-dessus du modèle. Les mises en scène rappellent aussi les compositions de la Renaissance, que le symbolisme exaltait.
Bettina Rheims, comme avec les performances des Femen dans son studio, opère un glissement et transpose un style « fin de siècle » — voir les maquillages— dans la modernité politique, avec les textes peints sur les peaux faisant partie des personnes. Alors que les peintres de cette tradition procédaient par allégorie, la photographe, elle, agit frontalement, comme ses modèles dont elle partage les idées. La photographe garde une certaine forme mais pas le fond de ce style. Elle ne se reconnaitrait pas dans la définition qu’en donnait le critique d’art belge Albert Aurier, en 1891 : « L’œuvre d’art devra être : premièrement idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’idée ; deuxièmement symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée en forme ; troisièmement synthétique, puisqu’elle écrira ses formes, ses signes selon un mode de compréhension général ; quatrièmement subjective, puisque l’objet n’y sera pas considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe perçu par le sujet ; cinquièmement l’œuvre d’art devra être décorative » (Guide du musée Fin-de-siècle, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique)
Chez Bettina Rheims, la photographie est ici un acte politique. « Ce que je fais est de plus en plus grave et sérieux » dit-elle.
Jean Deuzèmes
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