**En 1550, sur les murs d’Anvers…
« Les hérétiques sont des personnes séditieuses perturbatrices de notre État et de la paix commune. Ils seront exécutés, les hommes par l‘épée, les femmes enterrées vives. » La menace est claire et n’étonne pas dans le contexte international de guerres de religions. On ne badine pas avec l’autorité de l’Empereur dont la volonté d’en découdre avec qui s’écarte du dogme catholique est sans faille. Sauf qu’Anvers où vit alors, en ces années 1550, le jeune Pierre Bruegel l’Ancien, est une cité portuaire riche où se croisent les nationalités les plus diverses et les idées les plus novatrices. Peu après la mort de son maître, le peintre érudit Pieter Coecke d’Alost, après s’être rendu en Italie où son séjour romain est attesté en 1553, il revient à Anvers et travaille dans une équipe de douze graveurs et trente dessinateurs pour l’éditeur d’estampes Jérôme Cock. « Aux quatre vents », on peut acquérir des modèles d’architectures Renaissance, des reproductions de peintures italiennes ainsi que des paysages locaux, des vues de machines, de navires et un certain nombre de compositions. Dans le même quartier de la Bourse où l’on organise aussi les ventes de tableaux, on trouve les magasins de tissus rares et les boutiques où se négocient les diamants, ainsi que « Le compas d’or », l’imprimerie Plantin où se réunissent les meilleurs esprits du temps qu’ils soient théologiens, philosophes, écrivains, musiciens, géographes, cartographes ou botanistes. Le décor des premières années est planté. Bruegel, à son tour rencontre l’élite intellectuelle et s’ouvre à l’esprit d’Érasme, sa langue nuancée, son horreur des affirmations massives, son culte de l’ironie et sa critique du dogmatisme qu’il combat par la dialectique. Mais en 1555, tout se précipite avec l’abdication de Charles-Quint et l’arrivée au pouvoir de son fils Philippe II qui, demeurant à Madrid, laisse à Marguerite d‘Autriche puis à Marguerite de Parme, le soin de diriger les Flandres où la révolte gronde. Bruegel dont on ne connaît pas la date exacte de naissance doit avoir entre 25 et 30 ans. Pour Jérôme Cock, il dessine des scènes à la manière de Jérôme Bosch et d’autres petites compositions moralisatrices comme dans la série des Proverbes. Il peint aussi ses premiers tableaux dans lesquels, à y regarder de plus près, comme dans « La Chute des anges rebelles » (1562), sa position demeure ambiguë quant à l’issue du combat entre le Bien et le Mal même si elle se fait plus insistante dans « Le triomphe de la mort » (Madrid) composé la même année. Mais son propre destin bascule en 1563 quand il rejoint Bruxelles où il se marie avec la fille de son ancien maître.
Anvers était une ville rebelle, mais économiquement puissante et donc relativement protégée, Bruxelles au contraire est une cité où se concentrent le pouvoir politique, ses fastes et ses obligés. Un an plus tard, l’insurrection iconoclaste s’étend à toutes les villes flamandes. L’inquisition lui répond. Dans ce contexte, Bruegel imagine « Le dénombrement de Bethléem ». Quelques mois encore et le duc d’Albe, envoyé par Philippe II, entre avec son armée de 17 000 hommes dans Bruxelles et instaure le « conseil des troubles », appelé par le peuple, « le tribunal de sang ». Or, la maison de Bruegel, située dans l’axe principal (aujourd’hui rue Haute) qui relie la Porte Sud de la ville et le palais du Coudenberg, se trouve aussi juste sous le Galgenberg, le mont des potences sur lequel au XIXe siècle Joseph Poelaert édifiera l’actuel et monumental Palais de justice. Depuis une lucarne sous les toits où il a installé son atelier, il peut voir les gibets, entendre les cris et, quand le vent vient de l’Est, sentir l’odeur violente et sucrée des pendus dont les corps n’ont d’autre destin que d’être la proie des rats et des chiens. L’artiste ne se détourne pas même quand il rejoint un étage plus bas le silence de sa bibliothèque et de sa collection de statues antiques. Dans la rue, il entend aussi les rires provoqués par les marionnettistes qui, dans des mini-théâtres populaires, usent des textes célèbres pour en appeler, dans le patois local et sous couvert de farces, à la révolte. Mais en ces temps troublés, il s’agit aussi de se méfier de la police, des espions, des médisances. Or cette même année 1563, il peint une « Prédication de Saint-Jean-Baptiste » (Budapest). La scène se passe hors les murs dans un sous-bois où le « meneur » a réuni une foule de manière clandestine. Mais parmi les gens, Bruegel inscrit la menace : certains parlent bas, d’autres, en aparté, désignent…
Que savons-nous de Bruegel ? Rien ou presque, sauf les œuvres. Seule source écrite : « Le livre des peintres de Van Mander », composé une trentaine d’années après la mort du peintre : « Un homme tranquille, y lit-on, rangé. Il parlait peu, mais en société prenait plaisir à terrifier les gens par des histoires de revenants. » Ainsi naîtra le mythe d’un Bruegel populaire, amoureux du vrai et de son terroir. Or, un de ses amis, le géographe Ortelius, avait pourtant prévenu : « Chez Bruegel, il y a toujours quelque chose à comprendre en plus de ce qui est peint. » Ajoutons qu’à l’approche de sa mort, trois ans seulement après « Le Dénombrement de Bethléem » (1566, Bruxelles), le peintre demandera à son épouse de brûler toutes les oeuvres restant dans l’atelier à l’exception d’une seule qu’il lui lègue : « La pie sur le gibet » (1568, Darmstadt), voir Portfolio.
**Le dénombrement de Bethléem à l’épreuve du jeu des sept erreurs
Dans un décor flamand enneigé, la population se rassemble devant une auberge afin de payer ses impôts. Au centre, passant presque inaperçue, une femme, assise sur un âne tenu par un charpentier venu à Bethléem sur ordre de l’Empereur Auguste qui imposait un recensement de la population. Deux scènes, l’une populaire, l’autre issue de l’évangile de Luc. Deux temps, l’un passé, l’autre présent. Mais encore…
On sait que les deux fis de Bruegel seront peintres à leur tour. On sait aussi que l’aîné, dit Pierre Breughel d’Enfer, mettra à profit la gloire grandissante de son père pour réaliser 10 copies des Proverbes flamands, 24 copies de l’Adoration des mages et 10 copies encore du Dénombrement de Bethléem. Dans une des salles des musées royaux des Beaux-arts de Bruxelles, l’une d’elles est accrochée à trois mètres à peine de la version originale. La comparaison s’impose donc naturellement et, grâce à cette confrontation, Bruegel nous livre une des clés de lecture de l’œuvre entière.
En réalité, on ignore comment le fils a procédé vu qu’il n’avait que cinq ans à la mort de Bruegel l’Ancien. Il aurait pu rechercher le collectionneur. Peu probable. Par contre, on sait que sa belle-mère (l’épouse de Pieter Coecke), très au fait du marché de l’art, aurait gardé les dessins préparatoires aujourd’hui disparus. Le problème est de savoir si les différences constatées entre l’original et la copie sont le fait du copiste ou du créateur lui-même, se réservant le droit de modifier l’un ou l’autre détail au moment du travail à la détrempe. Il est plus facile de montrer combien le tracé du créateur, tout en rondeur et décision, se voit gauchi et quelque peu raidi par le travail du fils
(la figure de la Vierge au centre par ex). En outre, là où le fond et la forme s’accordent chez le père, l’anecdotique l’emporte chez le fils (les détails de l’arbre mort, la maison du lépreux, les personnages qui se trouvent au-delà de la rivière gelée…) et de même le manque de concision dans le traitement des silhouettes ou encore de la neige.
Mais à partir de ces remarques, l’analyse s’organise (comme exigée dans celle de la peinture des Primitifs flamands) autour d’éléments iconographiques « voisins » dont la relation n’est pas anodine.
Ainsi, les « maisons » peuvent s’opposer deux à deux : la maison des riches (le château) et l’auberge locale alimentée par le peuple. Mais aussi, l’état de ruine du même château et la maison en construction. Enfin, le bistrot-lupanar logé dans l’arbre creux et la maison du bailli autour de laquelle on se réchauffe à défaut d’y être invité. On peut de la même manière relier la famille des arbres (près de l’auberge, l’arbre mort, l’arbre d’hiver attendant le printemps, l’arbre débité…) Leur position n’est pas anodine et prend sens aux connexités qu’ils suggèrent. A l’écoute de la dimension métaphorique de ces signaux, on peut aussi relier la maison du lépreux (artificiellement placée au centre du village alors qu’en réalité, elle devrait être en dehors de celui-ci) et l’église aux murs roses qui se trouve au-delà de la rivière gelée… Peu à peu, se tissent ainsi des lignes de construction qui ne mettent pas en rapport des formes, mais bien du sens.
Du coup, ce sont les habitants proches de ces lieux qui sont évoqués. Avec, en un jeu de relations obliques, ceux qui détiennent le pouvoir, le peuple et…les exclus, le tout autour d’un absent : le Christ encore à venir, posé et bien modeste, au centre de cette configuration. Jusque-là, les deux versions ne diffèrent que par des détails…significatifs. Par exemple, le fils a omis la croix sur la cabane du lépreux et a, par contre, ajouté une fumée sortant de la cheminée. Au lieu d’y cultiver des choux dits de Bruxelles (que l’on récolte après les premières neiges et sont donc porteurs du retour de la lumière), on trouve dans la copie des sortes de salades protégées par une haie assez haute. Autre changement : la présence dans la copie d’oiseaux dans l’arbre jouxtant l’auberge, mais, curieusement, en oubliant d’y inscrire le cercle rouge du soleil couchant.
En se laissant guider par les lignes que suggèrent ces rapprochements, on distingue chez Bruegel une structure en deux obliques écrasées par une ligne d’horizon qui ouvrent le paysage au panoramique. La première part du coin inférieur droit pour rejoindre, au-delà de la rivière gelée, l’église. L’autre partirait du coin inférieur gauche (l’auberge) et aboutirait de l’autre côté au château en ruines. Le premier axe peut être celui d’un espoir : l’église nouvelle (et si anachronique si on se réfère seulement à l’épisode biblique). Le second, allant de l’auberge nourrie par le peuple, mais dont l’enseigne désigne la maison d’Espagne à celui d’une ruine associée au seul pouvoir. Enfin, au coeur de cette dualité : l’absent, celui qui réunira les hommes, celui qui, comme le lépreux ou la prostituée est un exclu.
Et c’est alors qu’une autre absence, celle du soleil dans la copie, est essentielle. Car le soleil couchant pour celui qui « lit » avec plus d’attention encore le mène à considérer un autre détail du tableau niché dans le rendu de l’église : les ombres. En effet, elles ne correspondent en rien à la lumière en provenance du soleil à l’horizon, mais d’un autre, venu de l’ouest et à son tour absent. Un soleil naissant, celui d’un matin à venir. Ainsi donc, sous l’apparence d’une chronique, avec ses jeux d’enfants, ses sourires et sa vitalité populaire, Bruegel fait œuvre de philosophe critique héritier de la pensée d’Érasme… et tout cela, l’air de rien. Or, à part de cette analyse et de sa structure (les deux axes et leur croisement), on peut relire « La pie sur le Gibet », « La prédication de Saint-Jean Baptiste », « Le triomphe de la mort », « Dulle Griet », « Le combat de Carnaval et de Carême » et tant d’autres œuvres du maître flamand. Oui, « il y a toujours quelque chose à comprendre en plus de ce qui est peint ».
Guy Gilsoul (aica) Historien de l’art, professeur honoraire à l’Institut supérieur des arts de Bruxelles, conférencier et écrivain.
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