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Camille Henrot. Days are dogs



Une virtuose de la vidéo se saisit de tous les médiums et investit le Palais de Tokyo pour parler de nos mythologies contemporaines. Une Carte Blanche fascinante comme l’Ulysse de James Joyce.

Pour sa troisième Carte Blanche, le Palais de Tokyo offre tous ses espaces (6 000m2 !) à Camille Henrot. Cette jeune star internationale, française mais vivant et travaillant à New York, prend le monde global comme terrain d’investigation et livre une sorte de rétrospective de ses talents.
Alors que Philippe Parreno avait développé en 2015 l’idée qu’un objet d’art n’existe pas sans son exposition et que l’exposition pouvait même être un objet d’art (lire V&D>>>), après qu’en 2016 Tino Seghal eut remis en cause la notion d’exposition et montré comment la subjectivité individuelle et collective passant par les corps de nombreux figurants pouvait être un matériau, les œuvres devenant alors relationnelles et spirituelles (lire V&D >>> ), Camille Henrot revient à la forme muséale en utilisant tous les médiums (vidéos, dessins, peintures, sculptures, photos, installations). Sa démarche narrative à la fois conceptuelle et poétique questionne l’arbitraire du découpage du temps quotidien en semaines, la manière dont il structure les routines de chacun et l’aliène aussi. Cette recherche mêle le vécu, l’intime, les réactions de chacun face aux institutions, entre l’hypercérébral et le sensible.

En outre, elle invite des artistes proches qui insèrent leurs œuvres dans le parcours (David Horvitz, Avery Singer, Maria Loboda, Samara Scott ou encore Nancy Lupo) ou l’accompagnent comme le poète Jacob Bromberg, dont les textes d’introduction à chaque salle participent d’un parcours où le visiteur peut perdre pied, car il ne comprend pas tout des propositions effervescentes de cette artiste très douée, aux références foisonnantes.

Jean Deuzèmes

Cette exposition est narrative à plusieurs niveaux, les textes de grands noms de la culture qui nourrissent la vie de l’artiste servant d’introduction à chaque partie. La singularité de « Days are dogs » réside dans la rigueur apparemment simple de sa construction, le fil rouge des noms des 7 jours, alors que chaque salle est complexe, différente de toutes les autres par le style et introduit à des récits en cascades dont les sources se trouvent dans l’ethnologie, l’anthropologie, la cosmologie, la philosophie, l’histoire de l’art. Camille Henrot est curieuse de tout et capable d’assembler d’innombrables idées non pas sur le mode des dominos, mais en alliant le classement et la subjectivité. Elle recrée une mythologie en combinant ou en fracturant celles du passé. Ce monde visuel, que l’on ne comprend pas totalement tant il est énorme et riche, est fait de nouveautés, belles ou intrigantes, de jeux et d’associations formelles, invitant au questionnement sans imposer de démonstration.
Il n’est pas étonnant que l’artiste se reconnaisse une parenté avec le chef d’œuvre de James Joyce, « Ulysse », roman très structuré, qui se déroule en une journée à Dublin tout en calant chaque chapitre sur les différentes étapes de l’Odyssée chez Homère, chacun d’entre eux étant écrit dans une tonalité et un style différents.

Le titre « Days are Dogs » est énigmatique : Tiendrait-on en laisse les jours, avec toutes les questions d’aliénation sous-jacentes ? Ou est-ce un jeu de mots à partir de « Dog Days » signifiant jours de canicule ou encore grosse chaleur, alors que l’artiste s’était fait connaître par une vidéo « Grosse fatigue » ? L’exposition parle de la subjectivité de l’artiste vis-à-vis du quotidien, du caractère cyclique des histoires qui régissent notre existence, des pesanteurs auxquelles on veut échapper, mais sur lesquelles on revient sans cesse.

« L’exposition invite les visiteurs à s’interroger sur les rapports d’autorité, les fictions et les définitions qui régissent notre existence. Les années sont mesurées par le voyage de la Terre autour du Soleil ; les mois dérivent du cycle de la Lune ; les jours correspondent à une rotation de la Terre. La semaine est, par contraste, une fiction, une invention humaine – ce qui ne diminue pas pour autant ses effets psychologiques et émotionnels. Nous en faisons l’expérience comme d’un récit cyclique, structuré par les qualités particulières des jours qui la composent.
Chaque section de l’exposition correspond à un jour de la semaine ; chacune est semblable à un monde ouvert où les conventions, les émotions et la liberté de l’individu sont confrontées les unes aux autres de manière ludique.
Les jours tirent leurs noms d’éléments naturels ou de la mythologie – la Lune pour lundi, le dieu Mars pour mardi, le dieu Mercure pour mercredi... Or, c’est au sein d’une nouvelle mythologie, à la fois contemporaine et intemporelle, que le visiteur vient s’intégrer ; une mythologie à l’âge de l’Internet, qui voit les émotions marquées du hashtag de chaque jour. L’ensemble opère donc par composition et recomposition d’archipels d’œuvres – celles de Camille Henrot, dont certaines inédites, mais aussi celles d’autres artistes internationaux, avec lesquels elle entretient un dialogue fécond, et qui viennent ouvrir le champ de chaque jour.
 » (Daria Beauvais, la commissaire)

Et l’artiste d’insister :
« Cette répétition des jours de la semaine présente un agencement curatif de l’angoisse du changement et de la rupture de rythme par excellence : la mort. C’est la raison pour laquelle cette structure m’intéresse : elle est à la fois narrative et thérapeutique. »

« Days are Dogs » débute par la plus récente vidéo que l’artiste ait produite, « Saturday », et se termine par la première qui l’a fait connaitre en 2005, lorsqu’elle était l’assistante de Pierre Huyghe, « Deep inside ». Entre les deux, de multiples œuvres d’une décennie, réassemblées, une pensée virevoltante en images, un goût de vivre laissant le visiteur libre d’interpréter ou de divaguer mentalement, voire de refuser ce genre inclassable.

Samedi, Saturne -Chronos-, le dieu du temps ,de la génération, de la dissolution et des cycles de vie est le prétexte à une vidéo magistrale, « Saturday » : un film fulgurant sur la manière dont des groupes humains vivent aujourd’hui le besoin d’intériorité et sur les réponses des religions, une brillante introduction au style de Camille Henrot que l’on va retrouver dans toutes les autres salles. Lire analyse approfondie de Jean Deuzèmes sur un autre site.

Dimanche est composé de deux salles. La première est centrée autour de l’Ikebana, la technique florale symbolisant le retour sur soi, le temps de la création, le lien avec les livres qui structurent la pensée de l’artiste. Une splendide sculpture en total équilibre avec, sur les murs, des étranges branchages qui sont les noms des auteurs et des livres qu’elle aime.

La seconde, « The Pale Fox » (encore une référence littéraire), immense et étrange par son atmosphère bleue, celle de la déprime de la fin de ce jour où l’on doit commencer, désormais derrière son écran, à organiser la semaine qui vient. Liées aux quatre murs, des installations qui font référence aux points cardinaux, aux quatre âges de la vie, à une classification de Leibnitz : l’innocence de l’enfance, le débordement de l’adolescence, l’établissement dans l’âge mûr, la vieillesse et sa réflexion sur la vie. Entre toutes les installations circule un jouet sous forme de serpent, cultivant l’ambiguïté du ludique et de la symbolique de la menace.

Lundi, le jour de la lune, associé aux changements des humeurs (cf. lunatique) est marqué du sceau de la mélancolie, journée que l’on aimerait passer au lit et non sur son lieu de travail, selon l’artiste, d’où un lit en bronze posé en déséquilibre sur des chaises ! Cette salle immense inclut des fresques reprenant ce thème et étranges comme ce Moïse féminin assis sur une pyramide et des sculptures faisant référence à celles de Henry Moore et à un érotisme transgressif, ou à des hybridations comme ces deux jambes dont une se termine en patte de grenouille.

Mardi, le jour de Mars, le dieu de la guerre, celui des conquêtes. L’artiste associe la lutte, la domination, la soumission dans un film de combat de jiu-jitsu, sur un mode lent avec des corps quasi enlacés. Ces images sont mêlées à la préparation d’une course de chevaux – une allégorie de la guerre ?— où l’on prend soin de tresser les poils de la crinière. Un tatami, des sculptures qui évoquent les chevelures féminines.

Mercredi, le jour de Mercure, le dieu des messagers L’artiste produit des téléphones plus bizarres les uns que les autres où les réponses à nos possibles questions existentielles sont taclées. À ne pas manquer un étrange horoscope, "May Zootrope" une sculpture éclairée par des stroboscopes, où des hybrides mi-hommes mi- chiens font référence à une célébration rituelle du printemps à New York, les chiens en laisse, symbole d’aliénation

Camille Henrot, “May 2016 Horoscope” Zoetrope, Full video from Lena Greene on Vimeo.

Jeudi, jour de Jupiter. Plusieurs espaces composés d’œuvres très différentes évoquent la puissance, le pouvoir, le patriarcat et surtout permettent de voir ou de revoir la vidéo qui l’a consacrée en 2013, « Grosse fatigue » : la confrontation des grands mythes de la création du monde et le « délire de groupement » de toutes les composantes du savoir sur le monde. « La peur de la mort devient une prophétie auto-réalisatrice. Dans une espèce de fièvre d’archivage retraçant la circulation des objets et des idées, la quête de l’origine révèle sa motivation inconsciente, sa part noire » (petit livret du visiteur)

Camille Henrot "Grosse Fatigue" from Collectif Combo on Vimeo.

Vendredi, jour de Vénus. Deux œuvres totalement différentes évoquent le désir et l’amour, sur de très originales poésies formelles mêlant deux registres :
« Jewels from the Personal Collection of Princesse Salimah Aga Khan » est un herbier nouveau : un ensemble de tables faiblement éclairées où, sur fond des pages du catalogue de la vente des bijoux de la princesse après son divorce en 1995, l’artiste a déposé des fleurs collectées dans les halls d’immeubles d’un quartier huppé de New York.

« Deep inside », un travail très original où l’artiste a surexposé à la lumière un film porno amateur et l’a traité comme fond pour un film d’animation tout en noir, sur l’amour entre deux êtres.

On ne saurait manquer les œuvres des amis de Camille Henrot qui ponctuent le cheminement, notamment les vers de Jacob Bomberg graffités sur les rampes de l’escalier de sortie, ou encore David Horvitch qui a déposé sur Internet en libre accès sans aucun droit un autoportrait désespéré, « Mood disorder », et qui est repris largement de manière virale dans de nombreux documents.

Une exposition qui enthousiasme les habitués du Palais de Tokyo, mais qui suscite de vives critiques face à de tels débordements, chez une aussi jeune artiste propulsée dans le champ du marché international.

Une exposition-fleuve, une perception de ce que les milieux de l’art apprécient fortement aujourd’hui.

Jean Deuzèmes

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Exposition du 18 octobre 2017 au 7 janvier 2018

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