On se souvient du film jubilatoire, « Le cours des choses », du duo suisse, Peter Fischli et David Weiss qui avaient imaginé une aventure au pays des objets : la mise en chaos de leur atelier (voir l’extrait : ). Un travail d’une précision d’horloger dont le scénario aurait pu être cosigné par Buster Keaton.
Le travail du vidéaste tunisien Ismaïl Bahri porte lui aussi sur des choses du quotidien, mais se situe à l’exact opposé et pourtant il focalise l’attention pareillement.
Ismaïl Bahri. Instruments / Trailer from Jeu de Paume / magazine on Vimeo.
Homme de l’accident, comme il aime à se définir, ce chercheur et phénoménologue du monde qui nous entoure s’arrête sur des détails ou une idée et laisse sa caméra les saisir en respectant leur étrangeté.
En huit vidéos et cinq moments de parcours (Accommodation, Lenteurs, Insistances, Éclipses, Ouvertures), il renvoie à la perception du monde qui nous entoure et incite le spectateur à mieux l’observer, une fois qu’il est ressorti du musée.
Pour cela, il utilise des « Instruments », ces objets sensibles qu’Ismaïl Bahri considère comme les intercesseurs de ses actions : l’eau, le vent, un fil, du tissu, de l’encre, du papier. En outre, il réduit l’échelle de son travail, lui donne de l’intensité et, par là-même, questionne la bonne distance des choses que l’on cherche à regarder. Chaque œuvre traduit la manière propre à l’artiste de zoomer ou de dézoomer sur des mouvements ordinaires, basiques, que l’on a soi-même accomplis sans y faire attention : brûler une feuille de papier, la froisser, tirer un fil, laisser s’écouler du sable dans la main. L’objet est toujours relié à un mouvement. Compression de l’image et attention absolue à l’acte sont liées. Comment opère-t-il ?
Ismaïl Bahri est un empiriste arrivé dans la vidéo par accident. Formé à la peinture, mais pas à la caméra, il est devenu un autodidacte expérimentateur. Il observe les détails du monde en attendant que celui-ci se révèle progressivement, là aussi par accident. Mais c’est bien du monde dont il parle, comme Morandi et ses peintures de vases, verres, flacons parlaient finement de métaphysique.
Par la taille des écrans, souvent très grands et de plain-pied avec le visiteur, par les agrandissements, par la neutralité des fonds, par la répétition ou la lenteur, par la qualité du son, l’artiste attire notre attention sur une scène qui en d’autres circonstances serait triviale. Il capte l’essentiel du moment. Ce n’est pas un prestidigitateur dont on rechercherait le « truc », mais un poète du presque rien. Des haïkus en image, peut-être.
Dans « Ligne », il filme une simple goutte d’eau déposée sur l’intérieur d’un avant-bras tendu, à l’endroit précis du pouls. Son zoom laisse voir la légère impulsion donnée à cette lentille liquide, celle de la fragilité du corps et de la vie. Ce film projeté sur un mur entier et visible de loin fait entrer le visiteur dans cette exposition, construite selon un parcours que l’on ressent sans toutefois bien le définir avant la fin : aller du sombre de l’atelier, de l’intime, du concret à la lumière, à l’extérieur, à l’abstrait.
Dans « Sondes » (2017) la paume d’une main ouverte est soumise à quelque chose qui fourmille et s’égrène. Le visiteur, obligé de se rapprocher d’un écran, ici petit, et de scruter, aperçoit que cette main reçoit du sable qui tombe d’un hors champ, l’écoulement étant souligné par des variations de lumière. Une vision de l’atomisme élémentaire, mais à l’échelle humaine.
« Foyer ». L’artiste aime à rappeler les différents sens du mot : Lieu où l’on fait du feu. Lieu où on se réunit, où habite la famille. Demeure, maison, ménage, domicile. Par analogie avec le feu qui rayonne de l’énergie. Lieu, point d’où rayonne la chaleur, la lumière. Source d’un foyer.
C’est aussi le nom donné à un film de 30 minutes, une expérience formaliste menée à Tunis, des images grises presque blanches, vibrant de quelques éclats sur les côtés, projetées sur trois écrans ; devant, des canapés de salon où les visiteurs sont captés par cette absence de formes, et surtout par des voix, en arabe et en français, la traduction sous-titrée occupant étrangement les centres des écrans.
Ce film est issu d’un blocage psychologique de l’artiste à filmer sa ville. Cependant, Ismaïl Bahri a visé à en saisir la lumière en imaginant le procédé suivant : il a mis une feuille de papier sur son objectif puis a placé sa caméra dans la rue, afin que les vibrations de l’air, le passage des nuages ou des humains contribuent indirectement à la teinte de cette feuille filmée. Mais intrigués par ce qui vibrait au vent, les passants se sont arrêtés, ont parlé ou commenté cette manière d’utiliser une caméra : ce sont eux qui finalement ont fait le film. Si le dehors est venu troubler le travail du vidéaste expérimentateur, son pays d’enfance est venu s’imprimer de lui-même, par la voix. La caméra devient ici un foyer de paroles et enregistre ce qui vient de partout. Ce film apparaît comme une analogie inversée des débuts du cinéma : la sortie des ouvriers de l’usine des frères Lumière. L’inventeur avait posé sa caméra et avait saisi le mouvement des foules, mais sans le son !
Ismaïl Bahri est un artiste de l’étonnement qui oblige à s’arrêter et permet de laisser monter en soi une pure émotion.
Jean Deuzèmes.
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