Le bois, la cire, le métal soudé, ou plus récemment la feuille d’aluminium deviennent des médiums permettant à Laurent Esquerré de faire naître une œuvre relevant d’une forme de mythologie personnelle constamment traversée par des motifs biographiques ou puisés au cœur de la culture populaire, l’histoire de l’art, la religion, et la littérature (Robert Desnos, Victor Hugo, Edgar Allan Poe, Jean Tardieu).
Au cœur de sa démarche réside cet impact de la matière et du regard. Dans une époque où toute suspicion de sacralité, toute revendication d’un héritage artistique ou d’une tradition entraînent les cris d’orfraie des adeptes d’une démarche exclusivement conceptuelle, rejetant le travail de la main, les critères de jugement de la forme, et toute idée d’esthétisme, l’artiste n’hésite pas à employer le terme de vision, de beauté, d’harmonie et de vérité dans son travail.
Laurent Esquerré nous livre ainsi des histoires sculptées à la beauté trouble, parfois parcourues d’un frisson de terrible et proches de ce sentiment que Freud appelle L’inquiétante étrangeté.
Être sculpteur aujourd’hui comme Laurent Esquerré n’est pas un profil artistique facile, surtout que maintenant le thème installation est utilisé à tout va et amène de la confusion. Mais c’est aussi le constat qu’il y a peu d’artistes qui sculptent, modèlent et érigent eux-mêmes leurs visions. De tout temps, il y a toujours eu plus de peintres et dessinateurs que de sculpteurs. Ils n’ont jamais été nombreux les Donatello (1386-1466), Michel-Ange (1475-1564), Bernini (1598-1680), Puget (1620-1694), Houdon (1741-1828), Carpeaux (1827-1875), Moreau (1826-1898), Rodin (1840-1917), Claudel (1864-1943), Bourdelle (1861-1929), Giacometti (1901-1966)… Mais l’histoire de l’art n’ayant pas de rupture réelle dans le temps, il nous faut attendre…
Laurent Esquerré n’a pas eu besoin de réfléchir sur le pourquoi de son métier. Après avoir pratiqué à l’école des Beaux-arts de Paris le dessin et la peinture, il s’adonne à la sculpture dès 2000 et travaille avec tous les matériaux connus comme la terre, le bois, la cire et les improbables que sont le papier d’aluminium et le grillage " à poule " pour Le baiser (2004) et Les larmes du cowboy (2009). En 2012, il conçoit son premier manifeste autour de l’aluminium avec La jeune femme à la barque pour la chapelle Saint-Louis du Lycée Henri IV à Poitiers. Ce projet de grande envergure lui apporte définitivement une nouvelle dimension, celle du monumental, qu’il développe aussi en céramique. Il est un des seuls artistes au monde à avoir produit des sculptures en terre monobloc et mesurant entre deux et trois mètres de haut environ comme Le lièvre San Gennaro (2015-16). Ses sources d’inspiration sont non seulement les matériaux, mais aussi les textes sacrés et la littérature.
Pour Les poissons de l’air, l’artiste reprend la lecture de Victor Hugo dont un de ses romans " Les travailleurs de la mer " (1866), écrit durant son exil à Guernesey, qui lui inspire déjà en 2015 son impressionnante sculpture Gilliatt érigée en feuilles d’aluminium. Elle représente le héros ultra-romantique à la beauté inquiétante due à cette musculature puissante combattant la pieuvre dans une étreinte ultime et fatale. L’œuvre créée in situ pour la Galerie Saint-Séverin présente ici l’image d’une tête de jeune fille émergeant de l’eau invisible tandis que deux poissons hybrides, écorchés et pourtant bien vivants, montent la garde en nageant dans l’air. Comme sous la plume de l’illustre écrivain, les éléments se mélangent et s’échangent : le ciel devient la mer, l’air devient l’eau. Est-ce tout simplement le portrait sentimental de l’héroïne du roman ou bien celui idéalisé d’une héroïne qui triomphe de l’Amour dans la plénitude ?
Le choix d’une tête seule comme sujet principal n’est pas commun, mais Laurent Esquerré tente et réussit à faire respirer ce paysage onirique par la transformation de la feuille d’aluminium en « pulpe d’aluminium » dixit l’artiste qui nous embarque dans l’univers fantastico-romantique de Victor Hugo pour nous faire aborder les rivages du baroque. Les poissons de l’air semblent une improbable, mais réelle vision d’un mix entre " Dentelles et spectres ", dessin de Victor Hugo (vers 1855), où il fait apparaître sur une feuille de carnet à dessins la tête d’un spectre par l’impression d’une dentelle préalablement trempée dans de l’encre de Chine et, cette séquence du " Casanova" de Federico Fellini (1976) où émerge de l’eau sombre et brillante du Grand Canal de Venise une tête couronnée de Carnaval.
Dans cette incontournable nécessité, Laurent Esquerré incarne les matériaux, manie brillamment les éléments et s’inspire avec une belle désinvolture du Baroque comme du Romantisme : c’est un nouveau sculpteur.
Yves Sabourin
Laurent Esquerré
« Je suis l’ogre qui a mangé son enfance. »
Né à Toulouse, c’est à Paris que Laurent Esquerré fait les Beaux-Arts dont il sort diplômé en 1992.
Il vit et travaille aujourd’hui à Ivry-sur-Seine.
Dessins, peintures, sculptures, installations ou poésie visuelle, sont autant de langages plastiques que l’artiste explore dans une approche décloisonnée et sans hiérarchie.
Après un séjour à Naples en 2000 et la découverte de la technique de la céramique, il choisit comme support privilégié la terre et en expérimente les multiples propriétés et métamorphoses. Il s’oriente alors vers la sculpture et poursuit l’exploration de matériaux les plus divers.
Yves Sabourin, commissaire