Michiru Nakayama a été formée à Londres [1] et à Paris ; sa photographie a atteint un grand degré de maîtrise technique ; à ce titre, ce qui lui vaut de nombreuses commandes publiques et privées [2].
***En quête de familles et pratiques du portrait
Pour « Familles : portraits intimes », un projet très personnel, elle a contacté des familles dans un Paris international et a cherché à saisir leur identité au travers des rapports parents/enfants et de l’appartement qu’ils ont décoré. Elle exploite un genre photographique, la photo de famille, en imposant ses propres codes.
Il est bien connu que le portrait de famille est un révélateur social, le reflet d’une époque, la mémoire d’un moment, comme dans les mariages ou les rituels familiaux. Le portait de famille appartient à l’ordre du privé, mais aussi à la grande histoire ; il peut rendre compte d’un moment important de la vie –le mariage ou le passage de certains caps—, mais il peut aussi servir des objectifs sociaux ou politiques — ainsi la peinture réaliste des familles paysannes pauvres du XIXe se lit comme la dénonciation d’un ordre économique—. Le portrait fait souvent l’objet d’une commande implicite — chez les amateurs, c’est le meilleur en photo qui la prend— ou d’une commande officielle en s’adressant à un photographe ou à un peintre.
Le naturel ne va pas de soi. Chaque artiste ou amateur construit sa scène [3] , utilise les poses ou le mouvement, interprète les contraintes avec une certaine liberté : l’environnement n’est pas neutre, il peut servir à conforter l’image des qualités de la famille, par exemple. La famille est à dimension variable, les portraits sont l’occasion de mettre hors champ certains membres ou de les traiter différemment, de les obliger à adopter des postures parfois inhabituelles. On peut traquer des psychologies de personnages, s’en jouer, ou signifier des rapports sociaux. Il y a tellement de paramètres et de finalités que le portait de famille est surtout un support de discussions renouvelées, de commentaires et de remémorations d’évènements.
Michiru Nakayama, elle, n’est pas dans la commande mais dans la liberté de l’artiste face à son modèle. Elle choisit de réduire son point de vue à deux personnes, de forcer les codes de la représentation, à la limite du théâtre, et de s’appuyer sur un cadre conceptuel ferme et imposant : se faire inviter et obtenir l’acceptation de son intervention, prendre de la distance par rapport au sujet/objet en utilisant la même ouverture d’un objectif grand-angle rendant nets tous les détails (f 22), rechercher la symétrie dans toutes les scènes, positionner les sujets sur un même canapé ou sur deux sièges identiques, selon un protocole hyper codé socialement, où tout est apparemment maîtrisé.
Elle a demandé aux sujets d’afficher un air impassible, ce dont le reste de la photo transpire par ailleurs et un style que les spécialistes appellent « deadpan photography [4] », et dont Buter Keaton est un bel exemple dans le champ du burlesque.
L’artiste a exigé que chaque duo porte le même type de vêtement et a choisi une ou deux photos signifiantes par famille de deux personnages Mère/Père & Fille/Fils, en se refusant à documenter les familles dans leur histoire, d’où un cartel sans nom, ni âge, ni localisation, ni date précise (entre 2013 et 2016).
***Décors et des corps
Ses prises de vue ont un aspect déroutant : toutes les photos sont presque parfaites, elles attirent le regard et invitent chaque visiteur à un jeu d’observation. Mais elles dérangent et laissent filtrer une « inquiétante étrangeté » pour citer Freud qui désignait ainsi les situations où l’intime apparaît comme étranger, voire effrayant.
Ce ne sont pas des arrêts sur image, l’instant décisif théorisé par Cartier Bresson, mais de véritables tableaux, les personnages prenant la pose comme devant un peintre. L’environnement a le caractère un peu artificiel des maisons de poupées. Les règles de symétrie imposées par l’artiste, les attitudes un peu raides, le décor classe moyenne ou supérieure, apparemment [5], contribuent à donner un air de ressemblance d’un cliché à l’autre, alors qu’ils sont tous différents. Les sujets vous regardent en face — vous prenant à témoin ?— dans des attitudes souvent très convenues, artificielles ou quasi bloquées. Finalement, si elles laissent pointer l’humour, on est en droit de s’interroger sur le projet réel de Michiru Nakayama.
L’enjeu de l’artiste est d’approcher simultanément l’intime et l’identité dans la famille : la place dans la descendance et ses effets. Pour ce faire, elle construit ses photos en multipliant les contraintes et en cherchant à déceler si les liens réels entre parent et enfant n’en ressortent pas plus facilement— la photo pouvant suggérer éventuellement l’existence d’une tension ou d’un secret—. De la violence des codes pourrait surgir une vérité. Les variables visibles sont le genre (parent/enfant), les âges et leur différence, le stade de maturité de l’enfant, les activités partagées (cf. la musique), les indices de l’histoire de cette famille (couple de longue date, famille recomposée ou monoparentale, nationalité), les décors d’arrière-plan.
Comme l’artiste ne demande pas à ses sujets de se raconter —elle ne se veut pas psychologue—, elle agit comme un metteur en scène très exigeant : elle laisse un minimum de liberté à ses sujets-acteurs, les force à adopter les mêmes vêtements, et va jusqu’à les « fatiguer » en demandant de reprendre la pose de nombreuses fois afin qu’ils lâchent leurs résistances [6], puis elle choisit le cliché qui lui semble le bon. La photo est faussement objective, le spectateur n’a pas idée de la tactique utilisée par l’artiste !
Si la photo élimine un certain nombre de paramètres supposant la liberté des sujets, comme les vêtements ou le mouvement face au photographe, que reste-t-il pour différencier l’intime des familles et, en leur sein, l’identité de leurs membres ? Les variables ci-dessus évoquées et surtout la position des corps dans « l’appartement maison de poupées » . Nous ne savons rien des sujets, contrairement aux albums de famille où l’on met les noms, ici les cartels ne mentionnent que la nationalité. Dans les débats actuels en France, cela est presque politique de la part d’une photographe elle-même étrangère.
Finalement, ce n’est pas le visage que la photographe fait parler, alors que ses clichés sont des portraits, mais les corps dans leurs rapports mutuels et dans leur contexte, un appartement qui dit l’intime publique, l’intime privé, comme la chambre, est hors champ. Michiru Nakayama traque la vérité à sa manière et soulève un petit coin du voile.
D’où l’étrangeté des photos qui attirent le spectateur sans lui donner les éléments de repère habituels. Michiru Nakayama ne dit rien d’autre que la photo de famille est une construction, la famille peut-être aussi.
À chaque visiteur de repérer les liens entre générations que l’artiste laisse entrevoir : une adolescente en conflit ; un fils qui communie avec la passion de son père pour la musique, à moins que cela soit l’inverse ; un « papa poule » et son jeune fils ; des parents qui rappellent le pays d’où ils sont issus et l’importance de leur culture, etc.
À chaque visiteur de réfléchir sur ses propres photos de famille, sur celles qu’il aime.
« Inquiétante étrangeté » de ces photos qui peuvent engendrer des effets miroirs…
***Des parentés artistiques ?
On pourrait penser que Michiru Nakayama a repris les enseignements de la photographie objective allemande et partage cette volonté de rendre compte du monde frontalement et de manière aussi neutre que possible (lire article V&D). Il n’en est rien, même si l’artiste apprécie Thomas Struth qui s’intéresse à des lieux variés —forêts, musées, espaces religieux—, où se trouve l’homme, souvent en groupe, et qui fait le choix de tirages au format démesuré. Michiru Nakayama, elle, adopte un cadre de vue opposé et réduit le monde au logis : l’intimité familiale et l’appartement, avec ses détails de décoration.
L’artiste japonaise se considère, quant à elle, dans le sillage de Tina Barney, de Louis Marin et, d’une manière ironique peut-être, de Charles Fréger.
Tina Barney, photographe américaine née en 1945, réalise des grands formats couleur de groupes familiaux, des images presque idéales de ces unités sociales de base de la société. De cette absolue diversité, elle donne l’image de l’harmonie d’une famille archétypique, alors que ce sont avant tout de véritables chroniques de la complexité des relations interpersonnelles, une observation des rituels de la vie et du quotidien, dans des milieux riches d’où elle vient [7]. La photo y prend des allures de miroir et d’autoanalyse sociale. Ses ouvrages marquants sont « Photographs : Theater of Manners », ou « The Europeans » , elles ont les apparences du mouvement. L’approche artistique de Michiru Nakayama est à l’exact opposé en utilisant d’autres codes de mise en scène.
Visionner la vidéo de Tina Barney exposant sa vision de l’art et son approche photographique.
Louis Marin est un philosophe de la photographie et un sémiologue (1931-1992) qui s’est passionné pour le lien entre la représentation et le pouvoir, ainsi que sur l’écriture de soi.
Il y a de l’humour à penser que Michiru Nakayama se reconnaîsse un peu dans Charles Fréger, photographe français de notoriété internationale, né en 1975, qui s’est spécialisé dans les portraits en uniformes ou les mascarades hivernales. Il a fait une exposition remarquée aux rencontres photographiques d’Arles en 2016, Yokainoshima, un inventaire des figures masquées des fantômes du Japon rural, dont les habitants, qui sont reliés à la nature, revêtent les attributs pour évoquer leurs vertus (fécondité, éloignement des fléaux, apport de la richesse, etc.) ou leurs capacités de correction. Au Français observant des figures spirituelles du Japon rural semble répondre une jeune Japonaise tirant le portrait d’habitants de Paris, pour en cerner les marques de filiation, dans des vêtements qui ont des allures d’uniforme.
Avec ses grandes qualités, l’approche de Michiru Nakayama s’inscrit aussi dans un genre très actuel : la photographie au service d’un questionnement contemporain ironique sur la relation sociale ; la récente joute photographique entre Pauline Rousseau et d’Olivier Culmann sur la force des conditionnements sociaux, dont V&D s’est fait l’écho, en est un exemple intellectuellement jubilatoire. Dans l’un et l’autre cas, l’humour joue un rôle efficace pour la démonstration.
Site de l’artiste : http://www.michirurudo.com
Jean Deuzèmes
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