Louise Dahl-Wolfe s’est imposée par sa force de caractère et sa place dans le système comme en témoigne sa brutale démission de Harper’s Bazaar. En 1958, après plus de 20 ans de présence au sein de ce prestigieux magazine où elle avait produit de nombreuses couvertures et bien des photos, elle claque la porte, car le nouveau directeur artistique a eu « l’audace » de regarder dans son viseur ce qu’elle photographiait ! Ensuite elle collabore brièvement au magazine Vogue en 1959, avant d’abandonner la photographie en 1960. Elle se met à étudier la reliure, le français et la couture, et se retire définitivement à Frenchtown, New Jersey, en 1961.
Entre mode et portraits, entre Noir et Blanc et couleur, cette artiste n’a cessé d’innover en se servant de Harper’s Bazaar comme vitrine. Ses clichés avaient été injustement oubliés.
Itinéraire d’une femme déterminée
**Entrée dans la photographie de mode
(Dans le portfolio, diaporama de photos en grand format)
En 1933 l’un de ses premiers clichés, Ophelia, une habitante du Tennessee, est publié dans Vanity Fair. Ce travail est dans l’esprit du temps de la grande crise où l’administration envoie des photographes pour documenter l’état du pays. Ce travail n’est pas sans évoquer Sid Grossman, le père de la Street Photography (lire V&D>>>).
Mais au lieu de s’engager dans la question sociale comme lui, elle fait ses premiers portraits de mode pour deux grands magasins de vêtements avant d’être engagée en 1936 par Harper’s Bazaar qui sera la vitrine de son travail durant 22 ans. Elle va se consacrer aux portraits et aux photographies de mode, avec une créativité et un dynamisme exceptionnels : 86 couvertures, 600 pages en couleur et d’innombrables portraits en noir et blanc. Elle a l’appui d’autres femmes elles aussi de caractère, la rédactrice en chef Carmel Snow et la rédactrice de mode Diana Vreeland, ainsi que du directeur artistique Alexey Brodovitch. Elle impose un style et fait sortir la photo de mode des studios. Fort de ses soutiens au magazine, elle voyage dans le monde entier pour y poser ses mannequins.
En 1938, la revue Harper’s Bazaar l’envoie à Hollywood pour faire des portraits de stars de cinéma. Elle utilise les principes qu’elle a définis dans la mode et renouvelle alors le genre du portrait hollywoodien. Ensuite, chaque année, elle y revient pour réaliser les portraits des plus grands noms de la jeune industrie cinématographique : Vivien Leigh, Marlene Dietrich, Carole Lombard, Bette Davis, Ginger Rogers, Orson Welles, Charles Boye…. Mais c’est en 1943, qu’elle allie les deux veines : elle photographie un jeune modèle de 17 ans, Betty Bacall qui apparaît en couverture de Harper’s Bazaar. Le réalisateur Howard Hawks la découvre alors, l’engage par contrat, change son prénom pour celui de Lauren et lui offre un rôle dans son film Le Port de l’Angoisse (To Have and Have Not, 1944), avec Humphrey Bogart dans le rôle-titre, ce qui marqua le début de sa grande carrière d’actrice.
La célébrité de Louise Dahl-Wolfe est faite, on se presse à New York pour se faire photographier dans le studio qu’elle garde, non sans conflit avec la revue qui l’emploie, on lui demande de faire des portraits quand elle passe par telle ou telle grande ville, comme Paris capitale de la création : entre autres Colette, Yves Montand, etc.
Sa photographie : rupture, innovation et élégance
À l’entrée de Louise Dahl-Wolfe dans le domaine de la mode, les photos étaient prises en studio puis retouchées avec les codes du glamour. Forte de ses expériences des voyage, elle opère une rupture en sortant ses modèles en pleine lumière, dans des lieux les plus divers.
Mais à la différence de bien des photos contemporaines où le vêtement et l’accessoire peuvent être seconds par rapport à l’affirmation d’un esprit, d’une marque ou d’un label, Louise Dahl-Wolfe valorise la nouveauté des vêtements par un renouvellement des situations, par des cadrages innovants, par des poses inspirées par le lieu. Bien avant Richard Avedon qui, luI, vend à la fois des lieux, de la culture, des vêtements, des images de célébrités, elle utilise et exploite les lieux ou les mises en scène pour vendre avant tout les produits des créateurs. Le monde s’ouvre, elle utilise des sites touristiques comme Paris ou des espaces fréquentés par les lecteurs (la plage, le zoo, le musée, etc.) sous un angle original, qui fait plaisir à l’œil ; elle emmène aussi ses modèles dans des espaces exotiques, dont elle va exploiter des détails visuels pour mettre en valeur le vêtement et celle qui le porte.
Elle propose ainsi une nouvelle image de la femme : libre, maître de son plaisir, hédoniste, retenue, mais aussi sensuelle, très souvent seule, fumant, voyageant, visitant les musées, les villes ou les monuments. Une femme qui affirme sa féminité au quotidien. Mais Louise Dahl-Wolfe n’a pas d’approche explicitement féministe, la femme est autonome, l’homme dans le hors champ.
Une photographie de classe sans nul doute ; ce n’est pas la femme de la classe moyenne qui est mise en avant, ni celle qui travaille, mais celle de la haute bourgeoisie dont les valeurs peuvent être appropriées ensuite par toutes les autres, celle qui fait rêver.
La photo de la mère qui part en soirée avec en arrière-plan, la nurse à laquelle laisse son bébé ou celle de la femme sous le regard admiratif de son personnel de maison sont significatives d’une manière d’être : mère et femme émancipées ayant une vie sociale. L’élégance n’est pas que dans le vêtement, elle est un style de vie que la photographe promeut.
Les lieux servent intensivement à des compositions très originales pour l’époque. Les photos ayant Paris comme cadre sont caractéristiques, car elles utilisent l’imaginaire partagé de cette capitale de la création et du luxe pour y montrer Cacharel, Dior, etc. :
– Un modèle sur un bord de quai de Seine, avec en arrière-plan une jeune femme assise faisant un dessin. Paris, lieu de la liberté féminine et de sa capacité artistique
– En 1946, un modèle marchant avec énergie seule devant un mur écroulé. Paris partiellement détruit est toujours le lieu de la création de mode
– Un modèle debout devant la tour Eiffel, avec deux chiens : les laisses et les jambes de la femme reprennent les lignes du pied du monument.
L’époque est marquée par le surréalisme, Louise Dahl-Wolfe y est sensible : la visite au zoo de deux modèles de blanc vêtus, prises de dos devant deux éléphants assis exprime le contraste complet entre l’élégance et la lourdeur.
Les cadrages sont souvent étonnants et en permanence innovants, mais toujours au service du vêtement et de l’accessoire : les horizons inclinés, les symétries autant que les dissymétries, les positions des corps rappelant le carroyage des céramiques ou les courbes des palais d’Afrique du Nord en arrière-plan, etc.
Les nombreux portraits d’acteurs et actrices relèvent de la même posture. Louise Dahl-Wolfe les sort du studio et son Rolleiflex les photographie en plein air, sous une lumière naturelle, ou chez eux, pleins de vie, s’affirmant ou jouant devant l’objectif. Les idoles inaccessibles stéréotypées par l’industrie du spectacle deviennent proches, voire familières, et des objets d’identification.
L’exposition de Montpellier privilégie les photos en photos en Noir et Blanc, alors que Louise Dahl-Wolfe s’est emparée très tôt du processus couleur. C’est en 1936 que le format 8mm couleur Kodachrome est disponible pour le cinéma. La photographe s’en saisit rapidement et les couvertures du magazine changent profondément.
En feuilletant les nombreux publications sur la mode, dont celle relatant l’histoire de Harper’s Bazaar, on se rend mieux compte des basculements successifs de la photo de mode et de la place essentielle qu’a occupée Louise Dahl-Wolfe.
Une redécouverte largement justifiée d’une artiste qui a étrangement estimé que la peinture était supérieure à la photographie [1].
Vidéo à partir du modèle iconique de Vogue Jane Patchett
Jean Deuzèmes
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