Ann Lee, le personnage interprété par l’un des très jeunes performeurs, déclare au sein de l’une des pièces : « Le lieu d’exposition est sans objets ; au lieu des objets il y toujours quelqu’un qui dit quelque chose »
La commissaire Rebecca Lamarche-Vadel [2] précise : « Tino a composé un mode dansant, où s’interpénètrent les pièces entre elles, et où se réinvente le rituel de la rencontre avec l’œuvre. Tout se joue à travers le corps ou l’esprit des visiteurs. Plutôt qu’un objet qu’on regarde, c’est une situation qu’on éprouve. […Cette] expérience à vivre réduit à l’impuissance tout discours. » (donc celui de la critique, y compris à V&D…)
Le donné-à-voir est constitué par le vide impressionnant du musée, les gestes, les paroles, les chants des figurants et leurs contacts avec les visiteurs. Lire aussi article de V&D sur deux œuvres de 2010 : The Kiss & The Progress >>>
Ce chorégraphe, qui refuse la scène [3] mais contrôle tout minutieusement, est un provocateur d’émotions des profondeurs, celles qui naissent en errant d’une pièce à l’autre, au milieu d’autres visiteurs, dans le rapport avec l’un de ses 300 représentants qui prennent aussi les gens par la main et peuvent vous confier sur un mode très personnel des épisodes de leur vie, comme si vous étiez un ami de longue date à qui l’on peut donner un cadeau la parole en cadeau : une expérience dont on ne ressort pas indemne.
Si l’artiste n’autorise pas que l’on documente ses œuvres, la civilisation Internet permet qu’elles circulent cependant, par exemple sur Instagram et ses vidéos >>>.
***Une approche du sens de l’œuvre
Qu’est-ce qu’une œuvre pour cet artiste, formé à la danse, qui refuse la désignation de performance, et encore plus celle de happening alors qu’il intègre la participation du public ?
Relevant de l’art vivant, elle est à la fois conceptuelle et corporelle. Elle est un tout, complexe à définir mais facile à vivre, où chaque partie a sa propre identité, relève d’un registre spécifique, se présente totalement différente des cinq autres, mais est reliée à toutes les autres. « Carte blanche » est donc : un musée vide, six scènes de performance, une vidéo qui fonctionne comme une performance filmée, des initiatives d’artistes invités qui partagent la même conception de l’art relationnel et d’interaction personnelle avec le public.
Échappant à toute définition cadrée et simple, l’œuvre selon Tino Seghal provient d’une pensée
***Les six pièces de Tony Sehgal et celles des invités
Tino Sehgal occupe tous les espaces du Palais de Tokyo, reprend ses propres travaux et en crée d’autres tout en complétant ses pièces par des œuvres d’artistes partageant la même conception relationnelle de l’art : Daniel Buren , James Coleman
, Félix González-Torres, Philippe Parreno, Pierre Huyghe , Isabel Lewis . Carte Blanche applique ainsi le principe inauguré en 2014 par Philippe Parreno dans le même lieu : le musée est un médium en lui-même ; l’objet d’art n’existe pas sans son exposition (Lire article V&D >>>). Il ne se veut pas seul, il s’inscrit dans un mouvement contemporain, néanmoins ses œuvres y sont très distinctes et ne constituent pas des citations.
L’exposition s’ouvre par le grand et beau rideau de billes blanches de Félix González-Torres (mort du sida en 1996), qui garde sa puissance d’émotion puisqu’il vise à faire comprendre qu’il y a en tout espace des limites à franchir et que cela laisse des traces [7] (le frémissement du rideau). Une fois franchi ce seuil, débute la première œuvre.
« This Progress » : le visiteur se retrouve dans un vaste hall blanc au milieu de multiples personnes.
Il peut alors se faire prendre la main par une adolescente, qui lui pose une question : « Qu’est-ce que l’énigme ? ». Alors qu’il cherche à répondre, il est ensuite « mis dans les mains » d’une personne plus âgée qui lui pose d’autres questions philosophiques, sur l’idée de progrès notamment ou lui propose une assertion du type « je n’ai jamais aimé recevoir des ordres », ou encore l’un des figurants lui fait part d’une expérience personnelle, sur le ton d’un ami très proche [8] . On « est » dans la pièce de 2006, « This Progress ». Au visiteur de trouver la bonne attitude et d’examiner tous les sentiments qui l’envahissent. Mais si le visiteur souhaite répondre ou poser une question, le figurant s’esquive ou disparaît, le laissant seul avec lui-même, un peu comme dans une séance d’analyse ou de thérapie.
C’est dans ce mélange entre un déplacement conjoint du visiteur et des acteurs, un questionnement direct de personnes que l’on ne connaît pas et la chaîne humaine dans laquelle le visiteur est plongé, c’est dans ce mélange d’affectif, de corps touché et de cérébral, que l’on comprend le mieux l’originalité de Tino Sehgal.
« These Associations » (2012). Qu’il ait répondu ou non, le visiteur se retrouve dans un autre espace où est assis un groupe de visiteurs qui attendent.
Survient lentement un groupe de 50 personnes fredonnant qui démarre une performance complexe et riche au milieu de tous. Le spectateur pourtant habitué aux spectacles de rue peut être décontenancé, car les figurants nous renvoient à des comportements, fantasmes ou pensées et surtout à notre rapport aux autres : Vont-ils nous agresser ? Quel est l’état de notre agressivité ? Sur quel mode échanger avec eux ou avec notre voisin ? Le bruit et le mouvement amplifient ce qui ne devrait pas apparaître dans l’espace d’un musée. L’action change pour le visiteur, quand l’un des figurants se détache et se dirige vers lui, donne son prénom et lui confie immédiatement une expérience de vie, tellement particulière et intense qu’elle s’impose comme sincère. Inutile de tenter de répondre à ce performeur, la confidence n’est que dans un seul sens. Il est le maitre du temps du dialogue et lui aussi s’esquive à reculons, une fois son histoire finie. Si le visiteur demeure dans la pièce, un voire deux autres figurants peuvent venir vers lui et lui confier une expérience différente, sur le même ton, en une autre langue. L’intersubjectivité qui se joue est profondément déstabilisante, car elle est inégale, Tino Sehgal ayant semble-t-il donné comme consigne de ne pas s’attacher au visiteur. Exit le jeu de la séduction !
« Ann Lee ». Dans un petit amphi se rejoue une des pièces déjà vue au Palais de Tokyo et élaborée à partir de l’œuvre connue de Pierre Huyghe et Philippe Parreno, « Ann Lee », un manga racheté avec tous ses droits, puis utilisé dans de multiples œuvres.
Après une courte vidéo où le manga, avec ses grands yeux sans pupilles, parle lentement, une jeune fille aussi frêle que le Manga apparaît, est rejointe par un jeune garçon et s’adresse aux spectateurs comme s’ils étaient des familiers des deux artistes français ; elle se plaint de ces derniers, ainsi que de Tino Sehgal [9] . Une image s’impose, le film de Woody Allen, la Rose pourpre du Caire, où le héros sort de l’écran et se mêle à la vraie vie. La figurante continue : « J’aime bien respirer. Cela a été un soulagement quand j’ai quitté la vidéo pour respirer…J’ai passé un bon moment avec vous. Laissez-moi vous poser une toute dernière question ». Celle-ci est aussi énigmatique que celle du Sphinx et porte sur la mélancolie. Qui peut répondre ?
La situation est donc très différente des pièces précédentes ; elle entend décloisonner les genres vidéo et théâtre, mais in fine elle crée le malaise. Si le passage réussi de la vidéo à la saynète, si la lenteur de la parole et le ton monocorde du récit aiguisent l’attention du visiteur dans un premier temps, la distance théâtrale s’impose dans un deuxième temps. Il n’y a plus de rapport entre spectateurs et acteurs mais des enfants qui parlent à un collectif et posent des questions d’adulte engendrant un vide relationnel, car le sens semble abscons. La proposition de dialogue tourne à vide, la lumière tombe, les enfants s’esquivent. Le visiteur est perdu et se retire lui aussi. La frustration peut marquer une relation !
« The objective of this work is to become the object of the discussion ». Cette situation-performance est très surprenante dans la forme et le contenu : quatre murs blancs, des figurants visage tourné vers le mur quasi collé à lui, dialoguent, s’interpellent mêlant des questions savantes à celles de tous les jours. Au centre du débat une question de philosophie du langage : comment définir une discussion aujourd’hui à l’époque de Twitter et des webcams ? Qu’est-ce que désormais l’expérience de la discussion ?
La discussion, ici, ne se déroule pas dans le face-à-face des figurants, en revanche les visiteurs sont au centre de la pièce debout, assis ou couchés, témoins silencieux de ces paroles. Quelle est leur place ? De simples témoins ? Des « voyeurs » ? Ils sont privés d’insertion dans les échanges de propos, ils ne voient que les dos et non les visages.
Frustrés, surpris, tout change au bout de 10 minutes, ils sont finalement intégrés au centre d’une performance sonore, signant la rupture de la séquence : Les figurants se retournent, se mettent à respirer fortement et murmurent une phrase (le titre de l’œuvre) déclamée sur un volume croissant : « L’objectif de cette œuvre est de devenir l’objectif de la discussion ». Toutes les composantes de cette pièce relationnelle s’inversent. Du mouvement des mots, on passe aux mouvements des corps, celui qui tenait le leadership de la discussion se noie dans le groupe, les figurants montrent leur visage, le discours construit se transforme en une phrase répétitive obsédante, exigeant une réponse, les spectateurs sont pris à parti malgré eux dans le déluge des sons. Quelle réaction peuvent-ils avoir ? Résister aux cris ou fuir le lieu ?
« Living / Cancer / Variator » (2016). Tino Seghal reprend ici une installation glauque et complexe de Pierre Huyghe, faite de tuyaux, de flaques d’eau, de toiles d’araignée, de fourmis, pour évoquer les cellules cancéreuses dans le cadre d’une expérience scientifique en cours. Le système de données est aussi relié aux paramètres d’un espace où évoluent des acteurs. La pièce artistique (visuel + performance) prend donc la figure d’une sorte de système biologique avec ses boucles de rétroaction. Mais elle n’est pas convaincante, car trop sophistiquée, conceptuelle ou dispersée.
« This Variation ». Cette pièce adopte des principes encore différents : une salle dans l’obscurité totale dans laquelle le visiteur ne perçoit que des chants a capella, des rythmes émis par des bouches.
Mais ces sons se déplacent autour de lui ; il sent des présences qui le frôlent. Après de longues minutes d’acclimatation, il perçoit des corps debout, assis et apprend à distinguer les figurants, mobiles, des autres visiteurs. L’obscurité oblige à redoubler d’attention, à se concentrer sur les voix (splendides) et à découvrir un autre type de relation par l’art, paradoxalement très confiante pour une telle atmosphère très noire, sans récit et sans interpellation. Sortir au plein soleil laisse une trace d’une expérience sensible et mystérieuse, un sentiment d’immersion totale dans une musique particulière.
Accompagnant ces six pièces, les œuvres des artistes amis et associés par Tino Sehgal voient leur valeur amplifiée, car elles mutualisent la dimension d’un art relationnel.
Immédiatement après avoir franchi le rideau de perles de Félix González-Torres, le visiteur découvre « Quatre fois moins ou quatre fois plus ? » de Daniel Buren, une série de disques de couleur au plafond butant contre un mur miroir dans lequel se reflètent à la fois les visiteurs et quelques performeurs.
Box (Ahhareturnabout) de James Coleman’s (1977) est la vidéo d’un combat de boxe, hachée par des éclairs stroboscopiques et un son synchronisé, reprenant un célèbre combat de boxe de 1927 entre Gene Tunney and Jack Dempsey. Le rapport avec les performances de Tino Sehgal est immédiat : la boxe est placée comme un art où s’expriment deux boxeurs dans un climat de violence et dont le visiteur est le témoin.
Enfin la DJ Isabel Lewis a monté une cuisine entre deux espaces de performance ; les plats sont toujours différents et la personne qui les vend ne manque pas d’entrer en relation avec le visiteur-consommateur.
On ne peut sortir d’une telle expérience indemne de pensées et d’émotions, on peut pleurer, rire, se détourner du regard des autres. Il en restera des souvenirs, au moins autant que d’une exposition d’œuvres plus matérielles qui auraient tenté d’aborder les mêmes questions.
Par une curieuse coïncidence, le musée du Jeu de Paume présente « Soulèvements » dont le commissaire, le philosophe Georges Didi Huberman, montre comment l’émotion est au cœur de ce qui constitue le soulèvement social et politique. Mais il le fait avec photos, films et peintures, les personnages y ont parfois des gestes de danseur. En fait, à l’opposé de Carte Blanche, cette vision quasi romantique est construite sur le cérébral avant tout.
Dans cette Carte blanche, « c’est une odyssée où le visiteur fait l’expérience de sa propre complexité, de sa subjectivité, et s’écrit face à la situation à laquelle il est confronté » affirme la commissaire Rebecca Lamarche-Vadel [10].
On la croît volontiers…
Jean Deuzèmes
Lire analyse de V&D sur deux œuvres présentées à New York, en 2010 : The Kiss and the Progress Accéder >>
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