Robert Longo est venu au dessin dans les années 70 pour des questions de moyens. Il n’avait pas assez d’argent pour faire de la vidéo ou de la photo, les médiums qui prenaient alors de l’importance. Il s’est saisi de ce qui était devenu marginal, le fusain ; il l’a singularisé, en lui insufflant des stéroïdes, comme il aime à le dire, et l’a amplifié afin qu’il pèse aussi lourd qu’une sculpture : il en fait des grands, voire très grands, formats avec une précision étonnante qui pourrait classer l’artiste parmi les hyperréalistes.
Il dessine par couches successives, ce qui donne une densité inouïe à ses œuvres si fragiles qu’elles exigent un verre de protection. Si le spectateur cherche à regarder de près, il se heurte à sa propre image et se retrouve immergé dans ces immensités noires, un peu comme dans les tableaux miroirs de Pistoletto .
Ne pouvant être un peintre de chevalet Robert Longo va chercher ses images dans les supports papiers et de plus en plus sur Internet, pour leur compréhension immédiate, pour leur symbolique ou encore pour leur écho dans la mémoire enfouie de son adolescence. L’actualité du monde est ainsi présente dans ses œuvres, mais au milieu d’autres dessins enracinés dans la culture, la poésie ou le roman fantastique. Les sujets n’en restent pas moins définis en fonction de leur intérêt pour la société. Robert Longo est un Américain qui, tout en portant un regard critique sur les évolutions de son pays, l’aime pour la vitalité de ses habitants.
Le noir et blanc lui donne l’impression de tenir un langage de vérité, sans concession. Le noir amplifie le tragique de certaines situations et du climat politique. Au fur et à mesure de l’expansion de son œuvre ses archives s’agrandissent tandis que certains référentiels reviennent, précédemment ce fut la bombe, les vagues, les tigres, aujourd’hui ce sont Géricault et son radeau de la Méduse, Samuel Beckett et toujours les formes du pouvoir. L’exposition montre que l’artiste ne privilégie pas un temps particulier, le passé, le présent ou le futur, les dessins renvoyant les uns aux autres.
***Qu’apprennent la nouvelle exposition et sa splendide scénographie sur l’artiste ?
Une réponse est évidente : fidèle à son médium Robert Longo ne cesse d’innover et d’en pousser plus loin les limites, non pas seulement pour plus de virtuosité, mais surtout pour souligner son inquiétude, comme l’exprime le titre de l’expo.
L’enrichissement de sa technique du fusain va de pair avec un sens subtil du paradoxe et de la manipulation des contraires. Pour la première fois, un peu comme dans les dernières productions de Soulages, Robert Longo aborde la face inverse de sa technique : le blanc. « Untitled (Iceberg for C.D.F.) » n’est plus réalisé selon le procédé habituel, mais avec une poudre très légère, en quatre grands panneaux rectangulaires et non dans le seul immense format habituel. L’Iceberg est beau et imposant mais il est déjà fracturé, comme sous l’effet du réchauffement climatique. Son caractère est toujours aussi pesant, mais il se veut évanescent, immatériel. La transparence et le blanc nient la matérialité de la glace. Le renforcement du message est accentué par la place dans l’exposition, en face d’un dessin faisant référence aux attentats de Charlie Hebdo. La violence est partout, dans le climat et la société.
Le dessin en format paysage de l’impact de balle, agrandi cinq à dix fois, dans une vitre des bureaux de Charlie Hebdo suscite le malaise par la précision extrême des moindres éclats traités avec la suavité du fusain. La barbarie de l’acte est immédiatement perceptible, sans trace humaine, sans esthétisation.
Une toile, pourrait-on dire, retient l’attention jusqu’à la fascination : un immense dessin de 4m sur 3 occupe seul l’espace du sous-sol de la galerie : « Untitled (Vatican Bishops) ». Des évêques, vus en plongée, rassemblés dans un ordre serré à l’occasion de la béatification de Jean-Paul II en 2011, regardant dans la même direction évoquent l’absolutisme du pouvoir et le poids de la codification morale, et plus encore une sorte de mise en scène relevant des régimes totalitaires ou de Starwars avec ses androïdes. Cette vision de l’Église dérange. La taille de l’œuvre et l’atmosphère sinistre donnée par l’importance du noir renforcent le malaise.
La taille des dessins de Robert Longo constitue une signature en elle-même, mais l’artiste prend le spectateur à contrepied en réalisant des chefs-d’œuvre de 10cm sur 10, des copies-interprétations de toiles de maîtres anciens, avec toute leur finesse. Si cela est surprenant, c’est pour revenir immédiatement ensuite à ses formats habituels sous un angle nouveau. En effet l’artiste débute désormais une série —« Héritage drawings »— reprenant les tableaux qui comptent pour lui : Géricault avec « Le radeau de la Méduse », Rembrandt avec « Bethsabée au bain » , Friedrich avec « Deux hommes contemplant la lune » .
Après avoir réalisé la prouesse du petit dessin de Rembrandt où les formes d’un corps généreux sont très bien rendues, il fait un grand format du tableau original mais photographié sous rayon X par des scientifiques. Il s’agit pour l’artiste d’aller en profondeur dans l’œuvre et de tenter d’en comprendre l’aura. Il rend compte alors des essais-erreurs du maître qui s’y reprend à deux fois pour positionner le visage, des craquelures du tableau et surtout des clous qui sont plantés dans le cadre. Outre les signes du passage du temps, il y a à nouveau de la violence dans cette vision de la toile de référence. Cependant, Robert Longo suggère une humanisation du maître, en donnant à voir ses repentirs.
« Le radeau de la Méduse » est traité d’une autre manière encore puisqu’un petit bout de la toile est agrandie à l’extrême tandis que les reflets de l’eau donnent lieu à une abstraction au point que le visiteur, qui bute sur cette œuvre accrochée à l’entrée de la galerie, peut hésiter sur ce qui lui est donné à voir. Or ce tableau est une œuvre fétiche pour l’artiste, car il se reconnaît dans Géricault qui a voulu faire de son œuvre à la fois une dénonciation de l’arrogance de classe, une stigmatisation du commandant incompétent qui a conduit son bateau au désastre et un hymne à l’antiesclavagisme.
Robert Longo innove encore en écrivant, sur le mur même de la galerie et dans un blanc quasiment illisible, les lettres que Beethoven avaient destinées à l’être aimé mais ne lui a jamais fait parvenir. L’analogie formelle entre une écriture ténue et une missive restée lettre morte est belle.
Jean Deuzèmes
Courtesy the artist and Galerie Thaddaeus Ropac, Paris/Salzburg
Photos : © Charles Duprat.