La plupart des personnages vous regardent droit dans les yeux, comme l’Olympia de Manet, forçant le visiteur à être en dialogue silencieux [1] avec la photo.
Pour voir quoi ? Très souvent des scènes où des femmes jeunes et très belles, toutes différentes les unes les autres, sont mises en scène tantôt dans des récits outranciers, qui sont à la limite de la posture dégradante, tantôt dans des postures fragiles saisissant au plus près une psychologie que certains modèles acceptent de dévoiler. Mais l’artiste ne peut être enfermée dans ce style et les photos de têtes d’animaux empaillés ainsi que les séries de jeunes aux appartenances sexuelles indécises laissent à voir d’autres centres d’intérêt que la société people.
Avant /Après I.N.R.I.
Bettina Rheims a commencé à photographier des stripteaseuses anonymes et des acrobates de rue en noir et blanc : la femme, les corps dans leur torsion, leur tension, le face-à-face.
Autant de traits que l’on retrouve ensuite durant tout son parcours.
Comme la photographe Sophie Calle, sa contemporaine, elle s’est engagée rapidement dans l’adoption de protocoles stricts : choisir des modèles anonymes dans des rencontres dans la rue et leur proposer un contrat simple, se faire « shooter » dans un hôtel à bas prix, quel qu’en soit l’endroit précis (chambre, couloir). Ces photos, de nues ou non, sur fond de papier peint vulgaire, banal ou étouffant, ont créé un genre qui l’a fait rapidement connaître. Elle a attiré vers elle des stars, qu’elle a « travaillées » de manière dérangeante, en leur demandant d’accepter des situations étranges, voire dégradantes.
L’artiste a ainsi donné à voir la population du star sytem et du monde people en puisant dans les codes de leur représentation médiatique tout en les poussant à leurs limites jusqu’à faire éclater le genre glamour. La représentation de Monica Bellucci, aux ongles rouges, tout de rouge vêtue, surprise à manger des spaghettis nappés de sauce tomate relève du cliché de l’Italie à la Ferrari rouge : un travail qu’un photographe publicitaire aurait aimé imaginer. Ces travaux sont le résultat d’une véritable manipulation des modèles, dans des poses ou des scènes qui provoqueraient l’ire des féministes d’aujourd’hui. Bettina Rheims est une actrice des années de libération des corps, une représentante de l’hédonisme post 68 et un témoin des années sida.
La démarche de l’artiste n’est pas sans rappeler celle d’Andy Warhol qui jouait cyniquement du système de la consommation en prenant les contemporains à leur propre piège de la vénalité. Lui aussi vendait fort cher des portraits de célébrités, non pas seulement des photos mais aussi des sérigraphies, technique utilisée également pour traiter des objets.
Les photos de Bettina Rheims renvoient au genre des vanités, l’artiste faisant même un parallèle entre le clic et la mort -« pas de retour en arrière »- et l’on ne peut qu’être surpris de voir ces personnalités célèbres du cinéma et des magazines, y compris du porno, entrer dans un tel jeu manipulatoire. On savait depuis Raphaël et Picasso que les rapports de séduction et de sensualité entre l’artiste et le modèle nourrissent bien des créations, mais ici il s’agit souvent d’un jeu entre deux femmes à la recherche d’une image et de notoriété, où l’une, la créatrice dominatrice, explore les zones les plus troubles de la féminité chez les stars tandis que l’autre accepte de se risquer à d’autres attitudes que celles, uniformisantes, des magazines, en se transformant en nouvelles icônes pleines d’étrangeté et d’incongruité. L’artiste pervertit les codes people et de la pub. Il y a en effet un peu de perversion à mettre en scène pareillement chaque photo, chacune différente des autres, à la placer dans une narrativité dont elle est l’auteur. Le visiteur devient voyeur. Dans ces photos de l’excès, servies par la qualité des tirages, qui lui ont valu la notoriété internationale, l’artiste est proche du cinéma ; elle balance entre critique et adhésion à ce monde de la représentation.
Cependant quelques clichés ne fonctionnent pas sur ces principes de séduction mutuelle. Ainsi Catherine Deneuve a imposé ses vêtements et les poses puis est partie sans rechercher le moindre contact ultérieur avec la photographe. Dans une photo célèbre en noir et blanc maîtrisée par le modèle, l’inversion des rôles est évident !
La série « Détenues » réalisée dans les années 80 à partir de la proposition faite à des femmes se trouvant dans quatre centres de détention détonne par la pose des modèles et leurs vêtements : des femmes dignes ne se forçant pas et n’étant pas manipulées par l’artiste ; des corps et postures qui ne cachent pas des histoires personnelles difficiles, une confiance en elles-mêmes si ténue.
Face à elles, sont exposées des photos antérieures de stars dont le visage ne laisse aucun doute sur l’euphorie provoquée par leur appartenance au monde factice de la représentation publique. La confrontation de ces images de femmes dans un étroit couloir du musée est une véritable réussite et montre que Bettina Rheims est sensible à bien des questionnements très profonds sur l’identité. Elle ne souhaite pas rester à la surface des choses, même si la peau de chaque modèle est le sujet permanent de ses recherches formelles.
Les séries « Modern lovers », « Espionnes » des années 90 et « Le genre » (2011) témoignent de certaines obsessions, le passage du masculin au féminin et vice versa. Mais c’est avec empathie, et honnêteté, qu’elle expose et partage ces questions de transgression. C’est avec la même constance qu’elle recherche les fondements de la beauté principalement chez les jeunes, encore épargnés du marquage du temps qui passe. Bettina Rheims, qui présente très peu d’autoportraits dans cette rétrospective, vampirise la beauté humaine des autres, la transforme ou lui redonne vie.
I.N.R.I.
Ce projet de représenter les séquences de l’Évangile, d’en actualiser le message, a été conçu pour le passage de l’an 2000 ; il comprenait à la fois un livre et une exposition itinérante. L’œuvre est cosignée avec l’écrivain, globe-trotter et lui-même photographe qui lui mit un Rolleiflex entre les mains quand elle cherchait sa voie, Serge Bramly, ancien compagnon qui est demeuré son complice. Il dialogue avec elle sur les prises de vue et établit les textes qui conforte le sens de certaines séries, comme « Rose, c’est Paris » . L’ensemble de photos I.N.R.I. repose sur les mêmes principes que les autres œuvres, mais surprend par sa portée. Bettina Rheims revisite toute son enfance familiale nourrie de multiples visites muséales avec son père, Commissaire priseur et académicien, ainsi que l’héritage de sa culture chrétienne et entend mesurer la photographie à la peinture, à des chefs d’œuvre de tous les siècles.
La préparation minutieuse d’une telle entreprise a duré plus d’une année et est même passée par une lecture collective des Évangiles avant chaque séance pour nourrir les prises de vue et rechercher des modèles. Les figures du Christ et de la Vierge sont ainsi multiples, sélectionnées après discussion de chaque scène à construire. La série, non liée à un seul visage, en sort enrichie car les modèles ont été choisis dans leur diversité avec les méthodes des agences spécialisées, mêlant professionnels de la pose et anonymes pour coller au mieux à l’interprétation que le couple d’auteurs souhaitait. La cohérence de l’ensemble tient à l’originalité de chaque prise de vue et les références à la peinture sont permanentes. Pluralité des personnages mais unité de lieu : l’hôpital psychiatrique abandonné de Ville Evrard, dans la banlieue Est de Paris, offrait une diversité de cadres et d’associations visuelles fortes : jardins, cantines, dortoirs, terminaux de train, etc.
Tous les modèles sont beaux, mais cependant maquillés, parfois à l’excès comme pour les stars. La plupart sont jeunes et ont fait l’objet d’une sorte de direction d’acteurs, très impulsive et séductrice voire un brin tyrannique, mettant les modèles en déséquilibre d’eux-mêmes, comme le montrent les films sur les prises de vue. La volonté de l’artiste de réexaminer toute l’iconographie, de rejeter les images de catéchisme passe dans l’émotion et la nouveauté de chaque clic, quitte à dépasser certaines traditions, à introduire des ambiguïtés, et à rendre visibles certaines de ses obsessions intimes. On voit bien que ce n’est pas le sexe qui retient son attention, mais la peau, la chair, le visage, tout ce qui rend visible l’humanité de chacun.
La crucifixion est un triptyque étonnant : au centre une croix vide de corps, mais avec les traces de sang à la place des pieds et des mains, une sorte de descente de croix qui met l’accent sur autre chose que la réception traditionnelle par des femmes dans la douleur. À gauche et à droite, la figure de deux autres crucifiés, non pas laids, mais très beaux, un homme et une femme. Toutes les interprétations sont possibles : les deux larrons ? L’humanité (homme et femme) rassemblée et crucifiée ? Trois figures du Christ ? Choquant ? Il existe toute une tradition picturale de donner au Christ une figure féminine, depuis le « Noli Me Tangere » du Titien ou « l’Ecce Homo » de Corrège, jusqu’à des photos de femmes crucifiées par leTchèque Frantisek Drtrikol (1913). La force de cette œuvre est telle que Bettina Rheims l’a accrochée dans son propre bureau !
Durant des siècles, beaucoup de thèmes chrétiens ont été propices à la représentation de la nudité (autorisée), mais rarement celle de la Vierge. Avec "Nativité" et prenant le contre-pied des représentations habituelles de la Vierge, Bettina Rheims a accentué l’humanité de celle-ci jusqu’à utiliser comme modèle une jeune femme priant, enceinte, nue et dont les poils sont visibles. Cette figuration hors normes attire l’attention pour la justesse d’un à-côté : la présence d’un Joseph bien plus âgé, perdu dans ses pensées, et, près de lui, d’un bambin, une interprétation des textes évangéliques et notamment de ceux qui ont fait débat sur les frères de Jésus.
Dans "La maison de Nazareth", l’enfant Jésus à Nazareth seul sur une table avec un crâne, à la place d’un ballon, condense deux traditions picturales, un enfant espiègle comme tous les autres, et le crâne que l’on voit dans bon nombre de crucifixions signifiant que le Christ est le nouvel Adam, l’ancien étant représenté par un crâne à terre.
Autre tableau fort, les disciples en noir, chacun dans sa réflexion intérieure, et le Christ en blanc interprètent sur un mode urbain ce qu’était ce groupe d’hommes traditionnellement figurés sous des traits ruraux ; le choix du lieu, un train en arrière-plan évoque avec subtilité que ce groupe était mobile, le wagon vide renvoyant aussi à d’autres images, celles de la déportation.
La Cène, elle, fait l’objet d’une interprétation baroque où tout se joue dans les vêtements pour représenter les situations psychologiques des apôtres à ce moment clef : des apôtres musiciens, un disciple raide et très réflexif en habit sacerdotal contemporain si éloigné du vêtement casual porté par un modèle resplendissant incarnant Jésus. Est-ce un jugement, par moyen visuel interposé, de la distance entre le clergé d’aujourd’hui et ce qu’il est censé incarner ?
L’épisode bien connu de la tentation du Christ au désert est traité, quant à lui dans un triptyque, sous l’angle de la violence du dialogue avec le tentateur, un homme se battant avec deux femmes.
« Le lait miraculeux de la Vierge » (1997) est une photo surprenante montrant une vierge regardant la photographe, donc le visiteur, droit dans les yeux une goutte de sang sortant de son sein. Il ne s’agit évidemment pas de l’allusion à la prophétie de Siméon annonçant que par son fils, elle connaîtra une grande douleur (le glaive te transpercera l’âme). Il semblerait que l’artiste fasse référence à un miracle très tardif qui s’est répandu à partir du XIIIe : une vision extatique de saint Bernard de Clairvaux recevant du lait de la Vierge que le peintre espagnol Alonso Cano a rendu dans « La vision de saint Bernard » (1650) à la suite d’autres dont celui de Joos van Cleve (1505) visible au Louvre. Mais le sang peint par Bettina Rheims rappelle en outre un tableau de Giovanni Bellini « le Sang du Rédempteur » où c’est un Christ, aux traits féminins, qui présente son sein à un petit ange chargé de recueillir son sang dans une scène totalement imaginaire. L’artiste est bien dans la sphère de la peinture et réinterprète des traditions en les marquant de son style, la beauté de la femme, en passant allègrement du masculin au féminin.
La rencontre avec Thomas est le sujet d’une quasi-toile où tout se joue dans le rapport entre deux couleurs et grains de peau, celle d’un buste blafard et cadavérique et celle d’un doigt de vivant qui s’avance.
L’artiste ne pouvait pas éviter de donner sa version de tout un courant doloriste qu’elle accentue encore par l’invention de détails. En revanche, sa Pietà tranche dans un genre qui est une pure création des peintres depuis des siècles : une femme debout portant un pantin de son sur une pièce vide et triste. La femme et le paysage disent le tragique, le pantin la désarticulation d’un corps.
I.N.R.I. est une œuvre qui n’a pas perdu de sa force, une œuvre convaincante, savante, cultivée et qui prend des risques en termes d’interprétation “[Ces] illustrations en correspondance avec notre temps, après l’apparition de la photographie, du cinéma et de l’imagerie publicitaire, comme si Jésus revenait aujourd’hui”, ainsi que l’affirme l’artiste, sont en cohérence visuelle et réflexive avec les autres séries avant et après. Ce n’est pas une parenthèse provocatrice dans la production globale, mais bien plus une dimension particulière et un travail de deux auteurs. Une œuvre dans l’œuvre, importante, à voir et revoir pour en découvrir tous les détails.
Jean Deuzèmes
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