Une œuvre qui invite à l’interprétation
Cette œuvre vient curieusement prendre la place occupée précédemment par Synapses, deux arbres hybrides en métaphore du cerveau humain, comme si le carré délimité par les quatre colonnes à l’entrée de Saint-Merry était propice à la symbolique sylvestre.
Formellement, l’arbre des murmures, avec sa frondaison, vient se mesurer aux colonnes et à la voûte des bas-côtés, le tissu blanc répondant à la pierre beige. La rigueur de l’architecture sert d’écrin à l’imaginaire d’une sculpture molle. Comme dans une mangrove, les ourlets-racines ont une imposante présence sur les dalles. Ainsi cette composition artistique s’oppose presque terme à terme à son environnement immédiat : dur/mou ; tissu/pierre ; nervure de la voûte/ étalement du tissu. De ce bel ensemble surgit l’inquiétant, probablement du fait de l’approche de l’artiste :
« Mes sources d’inspiration s’inscrivent dans un processus instinctif. Je collecte, amasse toutes sortes de matériaux inertes. Tissus, linges, cordes, racines, bois, putréfactions, fossiles, je les renverse, les emballe, les prolonge, les tricote, les brode, les déchire. Ce que je donne à voir, conduit le spectateur dans sa propre histoire, dans sa continuité, vers des récits légendaires, saisi tout entier face à l’étrangeté. »
Devant cette œuvre, comment ne pas penser à toute cette veine artistique explorée par des artistes femmes internationalement connues et utilisant les tissus et les fils de multiples manières ? Judith Scott, et ses « Objets secrets » d’art brut que l’on avait vus aux Bernardins ; Annette Messager et ses grandes installations caustiques ; Niki de Saint-Phalle et ses mariées généreuses ; ou encore Louise Bourgeois étalant ses traumas d’enfance. Chacune a puisé les substrats de ses sculptures ou installations dans l’inconscient individuel ou collectif, à partir de sa propre expérience intime ou de sa vision du monde masculin.
Mais Béatrice Chanfrault n’affiche aucun propos féministe, n’agresse personne et ne dénonce rien. Cependant, il y a du féminin dans sa manière de faire et dans sa sensibilité. L’arbre a forme humaine et ses bras sont multiples, il renvoie fortement à la vie (cordon ombilical), à la vieillesse et à la mort. Une sorte d’affection pour l’objet se mêle au difforme, le familier au bizarre. Une explication possible : Beatrice Chanfrault a soigné les corps des grands malades et des mourants. Ici l’arbre des murmures est suspendu techniquement à un cadre métallique qui, s’il demeure discret, peut évoquer un cadre clos.
L’étrangeté, la gêne possible que certains visiteurs peuvent avoir, sont liées au contraste entre la douceur initiale du tissu mais qui a vécu et la forme donnée, nouée et non lisse, ne cachant pas la silhouette des chaînes, la dégradation renvoyant aux usures du temps. L’œuvre est silencieuse alors que l’artiste, par le titre, lui prête encore un souffle et des susurrements.
L’artiste renvoie chacun à ses projections individuelles, à ses possibles cauchemars, à sa crainte de l’avenir. Mais cet inquiétant n’est pas brutal. Il puise dans l’imaginaire de la nature, d’une autre culture (Taïwan) et rejoint le nôtre plus inconscient.
L’œuvre ne fait pas peur, ce n’est ni un fantôme ni un épouvantail avec lesquels certains artistes contemporains, tel Théo Mercier, cherchent à nous effrayer et à nous amuser à la fois. Ici tout est sérieux.
L’arbre ne tient pas que par des tresses, il est aussi porté par les principes-mêmes de son élaboration : c’est une œuvre « in progress » permanent qui continue d’être tissée par l’artiste dans les lieux où cette dernière l’expose. Par des rajouts de draps, l’arbre des murmures vit et grandit tout en se déformant : sa vie se densifie à Saint-Merry avec des broderies ; il s’embellit. Symboliquement racines et traînes de mariée s’entremêlent, pesanteur et puissance de renouvellement se mélangent.
Cet arbre a de l’avenir. C’est l’artiste qui le lui donne.
Jean Deuzèmes.
L’arbre des murmures se laisse admirer du 7au 29 février 2016.
Entre le 7 et le 12 février, tous les après-midi, l’artiste continue à tisser son œuvre sur place.