Ces deux artistes puisent leurs références dans la Renaissance et la science moderne, dans la philosophie, voire la théosophie, et les utopistes, notamment russes ; ils questionnent l’art et le politique du fond de leurs racines juives et mobilisent la poésie, la musique. Leurs propositions déstabilisent le visiteur, ses apriori et ses valeurs profondes. Ces deux maîtres de l’installation contemporaine font aussi de multiples allusions à des architectures et espaces qui leur sont familiers. Leur conceptualisme n’est pas abstrait et se singularise par des œuvres sensibles et accessibles à l’émotion. Ils sont concrets, utilisent la peinture, l’installation, la sculpture pour dire l’immatériel, comme la quête de l’ange, ou encore pour évoquer la noosphère, concept utilisé par Teilhard de Chardin.
Ce couple d’artistes hors normes dans leur complémentarité signe toujours ensemble. Ilya, ancien artiste officiel russe, qui a évité le pire en évoquant la vie quotidienne du communisme des 60’s, conçoit, peint, dessine, sculpte. Emilia est musicienne de formation et fait tout le reste !
« L’étrange cité » ne concurrence pas l’architecture du Grand Palais ; elle s’y inscrit avec modestie, ce qui contraste avec toutes les Monumenta antérieures. Elle est de très petite taille et faite de murs clos blancs à peine supportables visuellement quand le soleil frappe. Une cité grecque ? Du premier étage du bâtiment, on peut mieux la saisir. Un labyrinthe à première vue ; mais aussi l’image du cerveau, de ses lobes et cortex sinueux est une analogie formelle possible ; les visiteurs font figure alors d’influx et de potentiel d’actions tandis que la voûte de fer et verre du XIXe fonctionne comme une sorte de boîte crânienne qui protégerait l’œuvre.
Avec les Kabakov, on est dans l’espace de la pensée. L’utopie des artistes n’est pas dans la forme plastique architecturale, celle des créateurs de la Renaissance par exemple, mais dans l’expression de grandes idées partagées par l’humanité depuis des millénaires. Le fait que cette cité soit entourée d’une double muraille est marquante : elle rappelle la plupart des villes russes anciennes et leur muraille, ce qui se traduit par kremlin et est emblématique d’un certain pouvoir.
En allant de pavillon en pavillon, dont certains sont appelés temple ou chapelle, en écoutant la musique et en faisant sien l’objet de l’exposition, le visiteur se trouve plongé dans la spiritualité russe et non dans le religieux ; il ressent que chez un Russe, le sens du sacré est inné et s’exprime de multiples manières, avec des symboles familiers, d’autres plus ésotériques. Les Kabakov sont dans le sillage des Scriabine, Tatline, Ed Lissitsky qui voulaient faire des œuvres totales.
L’énorme coupole, à l’axe horizontal, est un bon exemple puisqu’elle se présente sous la forme d’un orgue lumineux, où sons et couleurs sont en correspondances, comme dans les utopies du début du XXe, qui y alliaient en plus la danse. On y écoute une musique aléatoire contemporaine.
« La porte triomphale », qu’au dernier moment, Ilya a souhaité décentrer, rappelle les vestiges d’une entrée solennelle et triomphale et rend présent le sens de l’Histoire. On entre dans une fouille archéologique du spirituel
« Le musée vide », dans lequel on pénètre en baissant la tête comme dans tous les bâtiments, a les traits d’un musée d’autrefois avec son atmosphère de velours et ses banquettes, largement utilisées par les visiteurs. Rien à voir avec le « White cube » de l’art contemporain. On voyage apparemment dans la culture la plus classique, voire bourgeoise. Mais à la place des tableaux, le vide, ou plutôt des taches lumineuses (des rappels de vitraux ?) exprimant le manque de tableaux. Ce qui est « à voir » est dans le son : La Passacaille de Bach. L’art musical remplace la peinture et questionne notre imaginaire, d’autant que Bach est très souvent associé à sacré.
« Manas » est un pavillon qui renferme une reconstruction d’une ville qui exista au nord du Tibet, la référence à l’utopie de l’Atlantide est palpable. Une maquette de huit montagnes avec son double suspendu au-dessus, recèle des dispositifs permettant d’acquérir une conscience accrue et de communiquer avec d’autres mondes. Tout est systématiquement exprimé en deux niveaux, celui du ciel et celui de la terre. Splendide de précision, cette installation évoque une ouverture sur le désir d’infini de l’homme. On est en face d’un mandala en trois dimensions, une invitation à la démarche initiatique.On peut aussi songer à la forme tronconique de l’église de Le Corbusier à Firminy qui rend visible la projection de la constellation d’Orion - image de tout le monde céleste - sur les murs, grâce à une innovation architecturale dans l’oculus du sommet.
« Le centre d’énergie cosmique » est une réflexion quasi ésotérique sur la notion d’intuition chez l’homme, et notamment l’artiste, le savant ou le spirituel. La noosphère est ce lieu où se trouvent concentrées, au-dessus de la terre, les grandes idées produites. Les Kabakov proposent de multiples petits dispositifs pour la capter. Ils théorisent, le plus sérieusement du monde, qu’il existe un angle, 60°, comme celui des pyramides par exemple ou des tours des constructivistes russes par lequel on peut viser les flux et se mettre en relation avec cet espace.
Les machines des Kabakov semblent avoir comme lointains cousins des télescopes. Tout est traité avec minutie et poésie et n’est pas sans rappeler les dessins de l’auteur de BD sur les villes imaginaires, François Schuiten. Ces artistes touchent la question du mystère de la création, de son ultime, et de l’énergie qui maintient les hommes en société. Ces concepts apparaissent différents de Teilhard qui avait de la noosphère une vision plus prophétique : le plan de Dieu.
« Comment rencontrer un ange » est probablement le plus beau pavillon de l’ensemble, car il développe un thème omniprésent dans les travaux des Kabakov, qu’il soit l’ange gardien, l’ange déchu, l’ange de la plénitude. On trouve à la fois des références juives, chrétiennes et russes, comme ce petit tabouret avec un minuscule ange pendu au dessus d’un paysage en maquette et faisant référence à la pensée russe : on ne commence pas un voyage sans s’être assis en silence, à l’écoute d’un ange. Les poèmes de Emilyia sont profonds et alternent avec de multiples dessins et maquettes d’anges « en situation ». Féérique parfois.
« Les portails » abordent une question traitée par de nombreux artistes, la césure entre l’intérieur et l’extérieur, la vie et la mort, les rites, etc. Ilya en construit un et propose quatre triptyques de peinture (les quatre saisons de l’homme), jouant sur les effets de lumière, se référant à Cézanne et cherchant à s’affranchir des dogmes du modernisme et de l’art contemporain.
Au centre la grande porte baignant dans une atmosphère très homogène efface toutes les distinctions de l’esprit. Dans ce pavillon, est évoqué ainsi un élément important de la culture russe où les portes et les fenêtres des isbas étaient des espaces quotidiens importants mais aussi dangereux, car liés à la pensée animiste, des endroits où il ne fallait pas s’embrasser par exemple.
« La chapelle blanche », comme la sombre d’ailleurs a la taille de l’atelier des artistes à New York où ils font les tests de leurs installations à venir. Ses proportions sont celles d’une église de la Renaissance. Les fresques ont disparu comme dans une église ancienne, mais il reste des éléments épars, des morceaux de mémoire, des fragments de vie qui sont peints sur le mode réaliste de la propagande soviétique. Au-dessus de la porte, une tache noire, à la place des jugements derniers. Sur les murs de cette « chapelle » le blanc efface le passé, l’engloutit. On est dans une vaste méditation sur le temps qui passe et sa signification.
« La chapelle sombre » est une des œuvres les plus autobiographiques : Ilya y traite de la remise du prix impérial à Tokyo, le Nobel de l’art, qui lui a été attribué conjointement avec Richard Hamilton en 1988. Mais il se représente, ce qui est très rare dans son œuvre, en très grand format et surtout en faisant pivoter ses grandes toiles de 90°, avec des taches blanches évoquant les chiffons de peintre. Dans une facture expressionniste, il met l’honneur qui lui a été fait à distance et casse l’autoportrait ; il en fait une Vanité d’un nouveau type. Il affirme aussi et surtout qu’à son âge, il a toujours le désir de peindre.
Finalement, cette vaste méditation visuelle ne situe pas les Kabakov dans le monde de la vieillesse car en reprenant ses pinceaux Ilya, s’oriente peut-être vers d’autres voies.
Loin du conceptualisme minimal de Daniel Buren, les Kabakov confortent une approche conceptuelle de la culture et du spirituel, à l’interface des deux, en empruntant les chemins de la poésie et de la métaphysique, ce qui n’exclut pas la fantaisie.
Une Monumenta moins facile que d’autres mais largement accessible.
MJM
Vidéo des maquettes et dessins