L’œuvre est splendidement mise en scène. Ainsi, la vitrine de la galerie applique en miniature la théorie du cube blanc utilisée souvent par les grandes galeries : ne pas troubler le regard du spectateur par l’environnement, le concentrer sur l’œuvre. Le regard « tombe » sur cette petite œuvre inclinée dont on ne réalise pas immédiatement la fragilité extrême. Si l’on devait revenir une semaine plus tard, sans nul doute les deux poudres, blanche et noire, le talc et le noir d’ivoire, auraient glissé et se seraient mélangées, diminuant ainsi la précision de l’image, entre flou, pixellisation et décoloration naturelle. C’est bien une image de la décomposition des corps que l’on a, une allégorie de la mise au tombeau.
Le sujet est une photo ancienne, un souvenir familial que l’artiste rend public. Un homme fier de lui et de sa voiture, dans les années 50. Le sujet est quelconque mais traité à la manière d’un portrait où tout est sensé exprimer un caractère, une réussite sociale. Mais l’homme est mort. Ce n’est pas une photo d’époque mais une interprétation de celle-ci et un témoignage flouté. L’artiste rend compte d’un événement ou plutôt de la relation à son grand-père. On est bien dans le domaine de l’écriture, sur le mode visuel avec des matériaux spécifiques, d’une expérience qui a compté pour l’artiste. L’allégorie avec les premiers récits de la Résurrection peut être poursuivie.
On ne peut se saisir de l’œuvre à pleine main, elle disparaîtra immédiatement du fait de sa consistance extrêmement fragile. « Noli me tangere ». On est dans la définition première du sacré, ce sur quoi on ne peut mettre la main.
Le titre « Il n’y aura pas de prochaine fois » est froidement exact, ni le grand-père, ni l’image initiale produite par l’artiste ne reviendront, « on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ». Et pourtant, comme le souligne la commissaire, ce titre est inexact, car le spectateur pourra garder en mémoire l’expérience de ce rapport à l’œuvre, vue dans la banalité d’une rue d’aujourd’hui, l’originalité de l’approche de Emmanuel Le Cerf et le lot de réflexions qui lui est venu en voyant ce tableau, il y aura bien des prochaines fois, dans le champ artistique et ailleurs ; en revanche, elles seront autres…
Exposer cette œuvre très originale après Pâques est donc subtilement juste.
Mais est-ce une « icône d’un temps révolu et sacralisée pour l’occasion » ? Pour l’artiste et le commissaire peut-être, pour certains spectateurs probablement pas. Car l’icône, voulue comme fenêtre sur le spirituel, ne doit-elle pas renvoyer à d’autres valeurs que la fierté de la réussite sociale pour un immigrant en Amérique ?