Félix Gonzalez-Torrès. Église Saint-Eustache
Toute l’œuvre de cet artiste décédé prématurément (1957-1996) est empreinte d’une attention extrême au monde, aux hommes, à ce qui les traverse dans leur for intérieur. La spiritualité, l’amour, la mort sont des questions qu’il aborde de manière récurrente. Ses installations d’objets familiers (des ampoules, des bonbons, des perles) semblent banales de loin, mais elles changent de sens dès que l’on s’en approche. Les échelles des œuvres et les expériences que peuvent faire le spectateur (par exemple traverser un rideau de perles rouge sang) intensifient la symbolique et rendent palpable le sens qui se dégage des installations. Ces objets, qui suggèrent au spectateur un dialogue avec la vision de l’artiste, au-delà de son absence, ne sont jamais dissociables des types de lieu pour lesquels ils ont été conçus ou réinterprétés par la Fondation qui gère l’ensemble de l’œuvre.
A Saint-Eustache, deux œuvres [**« Untitled » (North / Last Night)*] conçues en 1993, bien que faites avec les mêmes lampes montées en guirlandes pour les fêtes, étaient ouvertement dans le champ de la spiritualité et étaient disposées de manière parfaitement juste.
La première, au milieu de la nef, était formée de deux rideaux de lampes qui parlaient d’élévation, celle d’une communauté de fils électriques et d’ampoules, c’est-à-dire d’hommes. En s’arrêtant à mi-hauteur, l’œuvre disait la finitude humaine et son désir de spiritualité, de lumière. Il y avait donc affirmation du poids d’humanité dans ce désir manifesté à l’aide de simples guirlandes blanches totalement dépouillées, dans cette nef très sombre.
Dans la mesure où un concert d’orgue se déroula tout au long de la nuit, cette installation qui aurait pu paraître livide, tragique et solitaire, dans un espace aussi grand et sombre, prenait quelques suppléments d’âme.
La seconde œuvre était aussi éblouissante, non par son intensité lumineuse, mais bien plus par la justesse de sa discrète mise en scène. Devant la chapelle de la Vierge, dans cet endroit isolé et réservé au recueillement, une petite guirlande lovée sur elle-même dont les ampoules de faible intensité répondaient aux bougies de dévotion brûlant dans des récipients colorés. Tout était à l’unisson de l’intimité spécifique de ce type de lieu. Mais pris à parti par ce silence, les visiteurs ne s’approchaient pas de l’œuvre qui se trouvait alors dans un grand vide. Parce qu’elle était à terre, ne pouvant à elle-même éclairer l’espace environnant, cette lumière avait une allure humaine, recueillie, laissant transparaître une certaine peine à exister, à la fois dans l’angoisse du noir et porteuse de la petite espérance lumineuse qui la traversait.
Pour faire pendant à ces deux œuvres splendides, Saint-Eustache avait éclairé le splendide triptyque en or blanc, [**« La vie du Christ » de Keith Haring*], artiste lui aussi mort du sida, six ans plus tôt. Mais en éclairant fortement cette œuvre, à des intensités bien supérieures à l’habitude, les organisateurs en avaient fait un objet émettant par lui-même une lumière, comme les guirlandes de Félix Gonzalez-Torrès. Surprenant effet, mais correspondance évidente, somme toute bien vue pour cette Nuit Blanche.
Lire article V&D sur la belle exposition au MAM
Félix Gonzalez-Torrès. Mairie du IVe arrondissement
A quelque distance, se trouvait une autre œuvre du même artiste, de la même année et construite sur le même principe : [**« Untitled (Lovers-Paris) »*]. Dans la salle des mariages de la mairie, là encore à terre, deux guirlandes, puissamment enlacées l’une dans l’autre, avaient une puissance lumineuse qui ne laissait aucun doute sur la signification : la force de l’amour érotique. Le caractère irradiant rendait difficilement visible ce moment de l’étreinte des objets et mettait le spectateur/voyeur dans l’embarras…
Comment ne pas voir au-delà de la présentation de ces trois œuvres majeures de Félix Gonzalez-Torrès un clin d’œil (inconscient ?) à l’affrontement sociétal de l’année précédente ? D’un côté, deux ensembles de guirlandes, prudes et évoquant une quête spirituelle, rattachés à une église qui avait encouragé « la manif pour tous », et de l’autre, dans ce lieu ô combien symbolique de l’arrondissement gay de Paris, deux guirlandes identiques qui auraient pu servir de symbole aux partisans du mariage pour tous. Une Nuit Blanche pour rappeler l’un et l’autre, alors que l’artiste ne pouvait imaginer, il y a 20 ans, l’ampleur de l’affrontement protestataire sur le pavé de Paris ! Les commissaires de la Nuit Blanche auraient-ils un discret sens humoristique ?
Pascal Peyret. Anamorphose à Saint-Merry
Cette installation fut sans conteste une complète réussite à la fois en tant que projet à monter (quoique difficile) et qu’œuvre à contempler.
[**Anamorphose*], l’œuvre de Pascale Peyret a pris l’aspect d’une sculpture vivante faite de poches de perfusion reliées entre elles et dans lesquelles s’épanouissaient des boutures de tradescantia. Cette installation réalisée par de multiples anonymes dans l’église fera ensuite l’objet d’une désinstallation le 17 octobre, journée du refus de la misère, à Saint-Merry, la Nuit Blanche a perduré 15 jours !
Anamorphose était doublement originale, car réalisée par des exclus de la rue et financée par une souscription Internet.
Au-delà de son esthétisme, cette œuvre a un sens profond issu de deux jeux de mots :
– « misère » / « amor de hombre (amour de l’homme) » désignent la même plante, la tradescantia, mais avec des significations symboliques totalement différentes. À Saint-Merry le sens espagnol était mis au service du sens français pour affirmer que l’amour de l’homme permet de lutter contre la misère.
– anamorphose visuelle / anamorphose de notre comportement. En utilisant un mot désignant un type d’œuvre dont on ne voit l’unité que si l’on se décale un peu, l’artiste affirmait que l’on peut avoir un regard différent sur l’exclusion, simplement en associant ceux qui la vivent à la production de l’œuvre, en les faisant participer aux tâches matérielles des artistes.
Lire article de V&D sur Anamorphose
Dominique Lacloche. Un degré plus haut. Saint-Paul-Saint-Louis
L’œuvre de la plasticienne Dominique Lacloche traitait aussi du végétal, sur le mode aussi du monumental pour répondre au défi d’occuper l’espace immense d’une église, ici une coupole, lieu où se jouent toutes les Nuits Blanches de ce bâtiment religieux. Le nom était bien choisi [** "Un degré plus haut"*] !
Mais en fait tout l’opposait à Pascale Peyret. La cinquantaine de sculptures géantes et translucides de feuilles de gunneras, faites en fibres de verre éclairées de bleu, étaient les représentations mortes des attributs des immenses arbres que l’on trouve dans les pays pluvieux et notamment au Brésil ; elles n’avaient rien à voir avec ces milliers de petites feuilles bien vivantes des « misères ». Sa démarche n’avait rien à voir avec une mobilisation collective autour d’une question sociale dont l’art est la traduction de manière nouvelle. En effet, la plasticienne parisienne continue à creuser dans son atelier une recherche sur la plus grande plante vivace du monde, sur les correspondances possibles avec d’autres univers sensibles.
Sa mise en scène avec un éclairage magnifique faisait bien partager sa fascination pour cette plante qu’elle « porte » depuis l’enfance, de façon récurrente. Elle avait déjà exposé dans la chapelle Saint-Sauveur d’Issy-les-Moulineaux ; l’échelle de ces bâtiments semble lui convenir.
Le panneau d’entrée et la mise en spirale, à la fois comme une sorte d’hélice d’ADN et une galaxie avec ses planètes, ne laissaient aucun doute, elle y voyait des consonances avec les mystères de l’univers. Le public, allongé par terre, était conquis comme dans un planétarium.
Belle installation sous une coupole magnifique qui, le jour, donne forme au concept d’un univers nous dépassant.
Antoine Miserey et Kisquorama. Saint-Jacques – Saint-Christophe
Ce qui semblait important n’était pas lié apparemment à l’église mais au square proche qui accueillait des installations d’un collectif d’artistes, Art Composit présentant des installations oniriques et transformant le kiosque de manière jubilatoire.,
En effet, cette petite église, du XIXe arrondissement, était fermée et sa façade était réduite à servir d’écran à « Encre/portait d’une absence », un court film vidéo d’Antoine Miserey empreint d’une grande nostalgie, la musique d‘Eric Satie aidant : l’obscure histoire d’une inconnue retrouvée noyée dans le canal de l’Ourcq, au pied de l’église, et dont le masque mortuaire a nourri l’inspiration de nombreux écrivains des XIX et XXe siècles.
A y regarder de plus près, la façade de l’église filait la métaphore du film et de ce masque : une architecture peu marquante, livide sous la vidéo, la porte fermée comme la bouche d’une défunte, une église de faubourg qui est presque inconnue, noyée dans la masse urbaine parisienne.
Subtil et intéressant, ce dialogue de l’œuvre et de l’église n’était pas immédiatement perceptible…
Visionner le film « Encre/portait d’une absence »
Claire Aldefang. Les forges. Oratoire du Louvre
Pour leur première irruption dans la Nuit Blanche, les protestants réformés de l’Oratoire du Louvre avaient choisi l’œuvre d’une jeune vidéaste, Claire Aldefang, déjà lauréate de nombreux prix et représentée par la galerie internationale Thaddeus Roppac. De surcroît cette œuvre faisait partie du « In ». On aurait pu s’attendre à une grande foule, or vers minuit, les visiteurs étaient clairsemés. Effet de la localisation loin des flux des visiteurs ?
L’installation était à l’image de cette tradition religieuse, sobre et efficace : un grand écran placé à l’entrée du chœur, sans aucun changement de la géographie des bancs. Un film splendide : [**« Les forges »*] (2013), sans aucune présence humaine, mais habité par le bruit, magnifiquement enregistré, du vent dans les arbres et les herbes. Cette œuvre totalement nostalgique et fascinante par les effets de traveling et les prises de vue errantes dans un paysage de vestiges industriels, ne portait aucun jugement, mais introduisait durant 18 minutes à un monde poétique et romantique très proche de l’esprit des Vanités en art.
Il s’agissait d’industrie disparue (ce qui n’est pas neutre dans le débat économique actuel !), de la puissance passée de l’architecture (la troisième peau de l’homme après le vêtement), de la perte et de la reconquête par la nature sauvage de ce qui avait été produit par l’homme. Dans les dernières séquences, apparaissait une fenêtre en pierre, dont il ne restait plus que les croisées, une symbolique religieuse évidente.
Une œuvre aux antipodes des précédentes, presque austère mais forte et tournée vers l’intellect.