Lorsque Yue Minjun sort de son école des Beaux Arts, il se retrouve dans un quartier Bohème de Pékin avec d’autres artistes. Les évènements de Tian’anmen en 1989, et surtout la répression qui suivit tétanisent les artistes qui traversent une dépression collective durant quelques années. Dans une grande désillusion, ils se referment sur eux-mêmes et peignent ce qu’ils ressentent, mais pas à la manière des peintres précédents, expérimentaux et abstraits, qui entendaient sortir des canons de l’esthétique socialiste. La question du corps est centrale pour bon nombre. En utilisant les outils des peintres réalistes, Yue Minjun commence par peindre ses amis, ce milieu proche, cette communauté de solidarité qui riait et ironisait pour échapper à la lourdeur du monde. Puis il simplifie son trait et remplace tous les personnages par sa propre silhouette, yeux clos et visage souriant ; ces principes de représentation utilisant largement l’absurde lui permettent alors d’aborder des questions les plus diverses.
D’autres peintres utilisèrent aussi le corps, Fang Lijun, Liu Wei, ou encore le photographe Liu Bolin ( lire article V&D) et, sur un mode plus radical, Ai Weiwei (lire article V&D
Au début des années 90, on les regroupa sous la désignation de génération réaliste cynique.
« Ce masque impénétrable fait écran à toute quête d’intentionnalité, dresse un mur, interdit le dedans, bloque toute sensibilité […] et affiche sous son explosion qu’il ne peut rien y avoir à communiquer » (François Julien)
ou encore
« Une réaction auto ironique au vide spirituel et à la folie de la Chine moderne » ( Li Xianting)
LE CLONE ET LE FOU RIRE
Les œuvres à base d’autoportraits, cette figure générique avec clones, ne traduisent pas un narcissisme débordant. C’est d’abord uneattitude politique. En effet, du temps du maoïsme, les seuls portraits autorisés étaient ceux du Grand Timonier et des figures mythiques du paysan, du travailleur, du soldat. En se représentant, non pas sur le mode du beau, ce qui était la norme des professeurs des Beaux Arts, Yue Minjum affirme une volonté individuelle face au pouvoir normatif et d’État. Ce personnage multiple est la dénonciation d’une disparition politique de l’individu.
Il y a aussi de l’autodérision dans cette manière simplifiée de peindre, en à–plats et sans nuances, de se mettre en scène systématiquement. Son rire est fou rire, celui qui vous prend pour mettre à distance une émotion trop forte et donne un sens à toute une réalité enfouie. Il est souvent collectif et soude le groupe qui s’y adonne, il peut aussi être incontrôlé et hystérique.
Le fou rire cache la douleur mais est aussi la meilleure manière d’y faire face ; il la suggère avec légèreté et non sur un mode brutal. L’artiste renvoie alors silencieusement le spectateur à sa propre douleur issue pourtant d’une toute autre histoire personnelle. Le fou rire permet d’affronter le tragique de la vie. L’objectif de l’artiste s’appuie sur les fondements de ce fou rire communicatif pour communiquer avec le spectateur et l’atteindre en dépit des distances culturelles.
La couleur est un rose acidulé, et non le rouge de la révolution. C’est du pop, on a appelé pop politique ce style. La dentition a plus de 32 dents et le ciel est bleu, peuplé de cigognes ou de grues symboles de la longévité en Chine. Tout se mêle avec cocasserie.
Ces cohortes d’hommes habillés de la même vareuse grise et serrés évoquent le quotidien de son enfance, celui des queues faites pour tout, et le sourire résulte de ce qu’ils obtiennent et ne les satisfait pas.
Avec le vaste tableau d’hommes semblables se tenant la taille, une frise de 5 m de long qui aurait pu être bien plus longue, c’est l’idée d’infini qui transparait. Mais alors que Brancusi avait voulu l’évoquer en dressant sa « colonne sans fin », verticale de 30 m, Yue met ses hommes à l’horizontale, genoux à terre. Une belle évocation de la soumission à la prégnance idéologique du Parti, mais aussi, de manière ambivalente, de la solidarité humaine face au régime. Il n’y a pas d’interprétation unique, car l’artiste peint pour explorer ses émotions face à une situation sociale ou familiale. Le spectateur sent inconsciemment que ces thèmes ne sont pas un simple produit du terreau imaginaire de l’artiste, mais témoignent d’une introspection personnelle à valeur universelle.
Les cigognes qui vont vers l’ouest avec ces hommes assis, en slip, ont été peintes à la mort accidentelle de son père. Peut-être, s’agit-il de lui souhaiter une belle éternité ?
Le grand labyrinthe est en l’honneur de sa mère. C’est en fait une suite d’idéogrammes révolutionnaires : « Vive la république populaire de Chine. Vive la grande union du monde. » Avec ces cases truffées de figures rassurantes ou ludiques et de détails ordinaires, l’artiste s’est interrogé sur ceux qui avaient créé ces labyrinthes pour enfants, les dessinateurs, mais bien plus les adultes en général mais aussi dans ce monde apparemment heureux, le Parti et pourquoi pas une figure protectrice de mère, veillant sur les multiples facettes de la vie d’un enfant.
Dans la multiplicité de ses œuvres, l’artiste se libère de son passé personnel et de celui de la société chinoise en les réexplorant ; ses tableaux sont autant de surfaces d’autoanalyse.
Le cocasse cache la violence de situations que l’on ne fait que percevoir, car notre culture est différente. Et pourtant « cela parle », comme les œuvres des surréalistes qui expolraient leurs mondes inconscients individuels.
Les œuvres des quinze premières années sont donc une accumulation de souvenirs que l’artiste questionne, met à distance. L’autoportrait revient après 2010, mais différemment. L’homme est seul, dans un petit format, il ne sourit pas, il se gratte le nez ou l’oreille. Qu’elle trivialité ! Non, l’artiste indique qu’il n’est pas mort derrière la figure hilare, il est bien vivant et il s’expose en tant qu’homme, comme chacun de nous tous.
Dans des tableaux très récents, la série Overlappings, il passe même un cap dans le questionnement, il recouvre sa figure de peinture, comme les activistes viennois des années 60-70, notamment Arnulf Rainer. Ce n’est pas seulement la figure qui est abîmée mais bien plus l’intention du rire qui devient impossible et est mise en tension. La Chine a changé, l’artiste aussi.
L’HISTOIRE ET SA MISE EN SCENE
Dans les années 95, Yue se saisit des tableaux d’histoire chinoise (Dong Xiwen, Mo proclamant la naissance de République, ou He Kondge, Mao définissant les principes de l’organisation du parti et devenant chef de l’Armée Populaire), mais aussi de la peinture internationale (David, Manet, Delacroix) selon deux modalités : « Exécution » avec ses hommes hilares, et surtout Marat, où le style change. Le sujet principal disparaît. C’est le vide des personnages, un manque, qui permet d’interroger l’histoire ainsi que le rôle joué par les arts dans la propagation des idées et des idéologies.
Ce tableau a comme origine une exposition d’œuvres de David à Pékin dans les années 80 où l’artiste avait été étonné de voir les visiteurs passer des heures à scruter les moindres détails. Trente ans plus tard, le visiteur français se trouve dans la même situation à regarder un tableau aussi précis que l’original, mais dont le personnage est absent ! La Chine sans Mao ?
Yue Minjun joue aussi sur des registres analogues à ceux du minimalisme : retirer donne à voir l’essentiel de la peinture et montre qu’elle existe bien !
Ce type de peinture d’une très grande précision est en fait une mise en décor théâtral. La technique est au service d’un projet : générer une impression de malaise chez le spectateur. L’histoire, un théâtre ? L’expression réalisme cynique prend ici tout son sens.
Avec la reconnaissance internationale, Yue Minjun nourrit encore son style en revenant à la culture chinoise passée à laquelle il rend hommage de facto : une immense encre, qui est en fait un labyrinthe de motifs des grands calligraphes. Ce grand format éblouissant fait de montagnes, chemins et vallées reliés reprend bien sûr son principe des clones, mais ce n’est plus lui-même qui est la base, c’est la montagne, un des éléments fondamentaux de la symbolique culturelle chinoise. En outre le scénographe de l’exposition Cartier lui a donné un sens nouveau (les limbes du cerveau) en le plaçant à côté de petits formats sur la puissance décervelante de l’idéologie maoïste !
Avec des dessins et une vidéo en autoportrait, cette exposition se présente comme une mise en spirale de l’œuvre entière donc comme une vaste spirale sur l’œuvre entière de ce peintre, la première rétrospective aux œuvres minutieusement choisies par les commissaire de la Fondation Cartier.
Messages
1. Yue Minjun, l’ombre du fou rire, 12 mars 2013, 16:48, par MT.Joudiou
Yue Minjun, l’ombre de fou rire,
La description critique que Voir et Dire propose est particulièrement passionnante d’autant plus que de nombreuses représentations d’oeuvres
sont présentes.
Au premier coup d’oeil, ces visages hilares sont dérangeants ; mais plus on avance dans le déroulement, plus on est capté par les formes débordantes de signaux, clins d’oeil de résistance faits au nez de régimes écrasants. Non seulement l’artiste n’est pas écrasé, mais ses réserves d’humour subversif nous sont données et ouvrent l’avenir, quelle que soit
la situation politique du visiteur.
Marie-thérèse Joudiou