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Liu Bolin. Un homme debout, entre survie et vigilance.



La Galerie Paris Beijing a exposé en 2013 les photos d’un artiste caméléon . Une approche étonnante, un questionnement subtil du monde.

Liu Bolin est un caméléon. Il se fond dans les environnements devant lesquels il se fait photographier. Son œuvre dépasse le ludique, elle est sociale et politique. Son art tient tout à la fois de la performance, du Body Painting et de la photographie. Il va bien au-delà du jeu, de la parodie ou de la facétie. L’étrange attire le regard et oblige à scruter ses grandes photos, à s’arrêter sur le sens de son projet : une réflexion sur l’individu dans son rapport au collectif. En effet, l’artiste est un inquiet et un vigilant face aux aliénations imposées par nos sociétés.

La Galerie Paris-Beijing qui le représente nous offre les dernières œuvres de cet homme que la presse nous a fait connaître. Drôle et réflexif. À découvrir ou à redécouvrir dans ses nouveaux sujets.


Une œuvre, une posture

Son système artistique est simple : l’homme, l’artiste lui-même, est habillé d’une vareuse, toujours la même, imitant celle que les Chinois ont portée durant le maoïsme. Il choisit un lieu emblématique, où il va positionner son corps ainsi que son appareil photographique. Pendant qu’il se tient immobile durant de longues heures, souvent debout, ses assistants peignent sur ses habits, son visage et ses mains la portion d’environnement que son corps cache à l’objectif. Enfin, une photo sans aucune retouche garde la trace de cette performance où l’homme, yeux fermés et sans sourire, s’est mué en caméléon.

« Chacun choisit sa propre voie et son mode de connexion vers le monde extérieur. J’ai décidé de me fondre dans l’environnement. Certains diront que je disparais dans le paysage ; je dirais pour ma part que c’est l’environnement qui s’empare de moi et je ne peux pas choisir d’être actif ou passif. »

Liu Bolin reproduit ce qui se passe dans la nature où l’animal, ou encore le végétal, ont la capacité de se camoufler, ce qui est un facteur de survie, que ce soit pour se protéger, pour se nourrir, ou pour attirer d’autres espèces, en bref pour se maintenir dans un équilibre systémique. Selon Liu, l’homme, lui, a perdu cette capacité, d’où une partie de sa vulnérabilité, avec un contre-exemple notoire, le militaire en combat.

Cette posture qui fait l’objet d’une vaste série « Hiding in the city » s’est progressivement déplacée des villes chinoises à celles de l’Occident. À l’origine, se trouve le trauma de la destruction de son atelier de Pékin, en 2006, dans le cadre du remodelage en vue des JO par destruction de nombreux vieux quartiers. Dans un sentiment d’impuissance et de dépression, il a voulu disparaître ; aussi se fit-il peindre la tête dans son toit détruit et le corps dans les gravas. De cet instant, est né son concept artistique de disparition de l’individu, qui, de personnel, est devenu une charge contre les pouvoirs.

Depuis, les décors ont changé, Liu Bolin a investi les réalités et symboles du pouvoir de Pékin, de la transformation des villes et de la société chinoise, de l’entrée dans la société de consommation (la mode, le téléphone, etc.) ; puis il a débarqué à Paris et Venise, pour débusquer d’autres clichés et signes de nos imaginaires et aliénations, toujours en se fondant.

Son rapport au réel est riche : de l’empathie à la fuite, du constat à la dénonciation, de la mémoire à la présence au monde. L’environnement change mais cet homme debout et silencieux demeure un révélateur de ce que l’on voit mal ou auquel on est habitué.

En accordant une telle précision à la photographie de sa performance, sans aucun trucage, l’artiste demeure dans l’esprit oriental des arts, de la maitrise de la technique au profit de symboliques connues ou à partager.

Le sens de l’œuvre

En se tenant debout et seul dans un grand nombre de ses photos, Liu Bolin est passé d’une expérience personnelle initiale à une posture de résistance morale permanente. Son travail est centré sur l’individu anonyme. Avec cette absence d’attribut personnel, on pourrait le considérer proche du réalisme socialiste, mais, chez lui, il n’y a pas de collectif et les traits de visage sans vie ne chantent aucune révolution.

Un grand nombre d’artistes chinois se présentent aussi les yeux fermés, par refus de cautionner ce qui est donné à voir. Sa posture mutique relève ainsi de la dignité du témoin, seul, situé dans le cadre qu’il dénonce implicitement : le temple du Ciel à Pékin (lieu de l’Empereur), le drapeau de la Chine populaire, Tian’anmen, le triomphalisme du stade en nid d’oiseau des JO, des vitrines de panda, les affiches politiques de la nouvelle génération, etc. Et depuis peu : les abris bus avec leurs affiches publicitaires, les murs recouverts de graffitis, les pelles ou tuyaux de chantiers de la Chine qui brutalisent ses territoires, un mur de téléphones portables, signe d’une société entrée avec avidité dans la globalisation, et les arrières boutiques de luxe qui sont les nouveaux lieux de fascination. Liu Bin explore tous les symboles de la société urbaine contemporaine et va au-delà de la Chine, dans des villes occidentales qui regorgent elles-mêmes d’autres symboles : Venise, Paris, etc.

Si le camouflage est un instrument de guerre, Liu Bin est subtilement engagé dans une guerre idéologique. Comme l’artiste grand utilisateur des médias, Ai Weiwei (lire article de V&D), il se bat mais d’une manière différente, par le silence plutôt que par le verbe.

L’homme caméléon résiste à tout ce qui peut être contesté. Il se perd sans s’associer, ses yeux sont fermés, mais son corps bien présent questionne et renvoie chacun à soi-même. Les aliénations de la Chine ne sont pas éloignées des nôtres. Cette posture photographique fait écho à certains tableaux occidentaux sur le Christ et la femme adultère. L’homme se tait, dessine à terre, la foule se disperse, il reste deux personnes. Le mutisme des acteurs des scènes représentées permet de voir un environnement et une société, de susciter une prise de conscience collective et de réveiller notre vigilance.

Il est bien « ni actif, ni passif », il est présent.

Quand on a découvert l’homme caché dans le paysage (jeu d’enfant) et compris l’objet en cause (jeu d’adulte), il reste à observer des détails significatifs, par exemple :

 L’artiste a été formé à la sculpture ; comme les Britanniques Gilbert et Georges, il devient une véritable sculpture vivante en reposant très souvent sur de petits socles, des briques ou des matériaux banals et humbles. Or ce qui échappe au recouvrement par la peinture sont ses chaussures : le lien qui l’unit au sol, à la terre.
 Dans des tableaux de famille, seul l’enfant, unique dans le planning familial chinois, ne ferme pas les yeux. Son passé n’est pas maoïste, ce temps de la disparition de l’individu. Il regarde le spectateur, son égal.
 Certaines photos ne le représentent pas debout mais assis et pensif dans les arrières boutiques du luxe, ce qui justifié….

Le caméléon, en tant qu’animal, nous plonge dans l’admiration de la nature. Le mutisme de l’homme caméléon impose le silence de la réflexion.

Jean Deuzèmes

[(Galerie Paris Beijing 54, rue du Vertbois, 75003 France (M° Arts et Métiers)
Merci à la Galerie pour l’autorisation à publier une grande partie des photos ci-jointes.)]


Voir en ligne : Le site de la galerie


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