L’art en guerre, France 1938-1947. De Picasso à Dubuffet
Musée d’art moderne de la ville de Paris jusqu’au 17 février 2013.
« À quoi servit l’art ou en quoi ne servit-il à rien d’autre qu’à espérer durant cette période ? Comment les artistes envoyèrent-ils des signaux de détresse dès l’Exposition internationale du surréalisme en 1938 et jusque dans les années d’après-guerre où les œuvres témoignent de la déchirante décompression des corps et des esprits après les années sombres où toutes les libertés étaient officiellement bannies, où la pénurie empêchait l’action (mais pas le détournement), où l’on devait se cacher pour créer quand on n’était pas envoyé sous les barreaux ? » Cette exposition phare a été conçue comme un lieu de nouvelles questions sur la période et la manière dont les artistes y ont été présentés.
Marie-Thérèse Joudiou l’a vue. Courez au Mnam avant que l’expo parte à Bilbao !
Cette exposition magistrale, tout en suivant la chronologie depuis 1938 jusqu’à l’après-guerre, 1946, déroule un important ensemble d’œuvres d’artistes français ou étrangers abrités en France.
Des prémonitions surréalistes, manifestées très tôt aux alentours de la 1ère grande guerre jusqu’à la possibilité d’un relèvement après 1945, le tableau est immense et impressionnant par la richesse des expressions de très nombreux artistes, restés en zone occupée ou réfugiés en zone libre.
On voit la résistance chez certains à l’ordre vichyssois et à la domination nazie ; chez d’autres perce comme une mise entre parenthèses de l’histoire de ces années sombres, voire une négation.
Le parcours peut être bouleversant à cause de la connaissance qu’ont les visiteurs de l’état de barbarie régnant dans une grande partie de l’Europe. Sous sa forme historique, il peut être un rappel douloureux pour ceux qui ont vécu les bouleversements dont la création artistique fait revivre le souvenir, soit que les familles aient transmis la mémoire de la douleur, de la honte, de la peur, de la délivrance, soit qu’ils aient de par leur sensibilité la capacité de lire, de voir, de comprendre que les artistes, tout en révélant une part d’eux-mêmes, sont transmetteurs de quelque chose qui les dépasse. Les formes créées en sont le témoignage éblouissant.
Un Picasso, des Fautrier, Villon et beaucoup d’autres me restent inoubliables.
J’ai ressenti le même choc avec « les portraits de guerre » de Hugo Bonamin quand il était artiste résident à Saint-Merry.
« En introduction, l’Exposition internationale du Surréalisme de janvier 1938 apparaît comme prémonitoire au moment de la montée des périls, avant même les accords de Munich et « sous l’angle du sombre » et de « l’étouffant » défini par André Breton et Marcel Duchamp. Certains de ses exposants seront bientôt arrêtés alors que les autres tenteront de s’exiler sans que ce soit toujours possible.
Après la drôle de guerre et la défaite de la France, avec l’Occupation nazie et l’instauration du régime de Vichy, jusque dans les nombreux camps d’internement et les prisons en France, on crée encore : des œuvres de survie traduisent l’énergie désespérée d’artistes qui adaptent leur processus de création et leurs matériaux - cire, ficelle, pierre, papier à musique ou d’emballage, etc. (Bellmer, Brauner, Ernst, Freundlich, Rothko, Gumichian, Hamelin, Kolos-Vary, Lévy, Nussbaum, Payen, Prieto, Rosenthal, Salomon, Soos, Springer, Taslitzky, Warszawski, Wols…)
Les artistes sont condamnés à s’adapter aux nouvelles réalités des années noires et, pour certains d’entre eux, à la clandestinité dans les refuges : à Marseille, Grasse, Sanary ou Dieulefit (Arp, Brauner, Sonia Delaunay, Hausmann, Magnelli, Masereel, Räderscheidt, Steib, Taeuber, Tita …). Dans la partie la plus visible de la scène parisienne, dominent les maîtres référents, Matisse, Picasso, Bonnard, Rouault, et les « jeunes peintres de tradition française » qui s’en réclament (Bazaine, Estève, Fougeron, Lapicque, Manessier, Singier…). L’ouverture partielle du Musée national d’art moderne, en 1942, au Palais de Tokyo, permet de saisir le goût timoré de l’époque expurgée de ses « indésirables » : juifs, étrangers, anticonformistes, etc. Par contraste, la galerie Jeanne Bucher est l’une des rares exceptions à présenter (sans publicité) des pièces d’artistes jugés « dégénérés » par la propagande totalitaire en Allemagne mais aussi en France. (Klee, Domela, Kandinsky, De Staël…).
Quant à Picasso, l’audace est intacte : interdit d’exposition et reclus dans son atelier des Grands-Augustins, il multiplie les chefs-d’œuvre : L’Aubade, le Grand nu, les Têtes de mort, les dessins érotiques, Tête de taureau ou sa pièce de théâtre Le désir attrapé par la queue.
Entre 1944 et 1947, les œuvres de l’après-guerre répondent à la violence faite aux corps et aux esprits depuis des années. Cette partie de l’exposition questionne la redéfinition des grands mouvements modernes, les uns assurent la « Reconstruction » — autour du Parti communiste français (Fougeron, Herbin, Pignon…) et du renouveau de l’Art sacré —, les autres empruntent une ligne de fuite radicale : tachisme, informel, art brut, lettrisme, récupération de déchets ou d’objets rejetés par la guerre. Tout témoigne de l’irrépressible décompression psychique à l’œuvre comme seule réponse à l’histoire (Atlan, Bissière, Debré, Fautrier, Giacometti, Hartung, Leduc, Masson, Richier, Riopelle, Soulages, Schneider, Tal-Coat…). Le premier vrai scandale après la Libération est déclenché en 1946 par l’exposition Dubuffet à la galerie Drouin : Mirobolus, Macadam et Cie. Hautes Pates, mis en relation avec tout ce qui compte alors en matière d’art « autre » chez les naïfs, les anonymes dans les asiles ou chez tous les « anartistes » (Artaud, Bryen, Chaissac, Corbaz, Duf, Forestier, Hyppolite, Michaux, Miro, Pujolle, Villeglé, Wols…). »