L’œuvre
Sur un écran semi-opaque épousant parfaitement la forme ogivale d’un vitrail translucide, sont projetées, en un temps très court, deux scènes en dessin animé de la vie du Christ :
– Le baptême : Jean-Baptiste lui verse délicatement de l’eau sur la tête à l’aide d’une coquille. Et brusquement, tout se détraque : les gouttes se transforment en une véritable douche, le Christ est revêtu d’un habit d’eau.
– La crucifixion : le Christ est crucifié sur de vieux poteaux électriques des années 50-60 dans un paysage tranquille où les nuages passent paresseusement avec en arrière-plan deux centrales nucléaires crachant leur volutes blanches. Cette introduction décalée de la mort du Christ dans notre temps contemporain serait presque étrangement paisible, jusqu’à ce qu’un événement se produise : un court-circuit secoue le supplicié et du sang sort de ses mains et ses pieds (et non de son côté comme il est écrit dans les Textes). Comme dans la scène précédente, le fluide rouge coule à flot et recouvre le corps. Puis tout s’arrête, le corps sur la croix reprend son aspect de départ.
– Un blanc : la boucle reprend.
Le tout dure deux minutes !
Le fluide, à savoir l’eau, le sang, la peinture, ainsi d’ailleurs que l’image filmique, s’exprime de façons multiples dans une esthétique cohérente.
Une œuvre totalement actuelle
À l’époque des écrans, alors que le cinéma retrouve ses racines (le muet, le dessin animé), alors que la BD a le statut du 9e art, Camille Goujon utilise tout son talent de dessinatrice pour peindre à l’huile des centaines d’images sur verre et les recomposer en film, non pas pour enfant mais pour église, non pas dans un but catéchétique mais dans le cadre d’une esthétique s’affirmant à côté d’une autre, celle du XIXe.
Alors qu’à cette époque, les grands récits religieux et républicains primaient en peinture, voire s’affrontaient, et sont souvent incompréhensibles à nos contemporains, avec « Crucifiction », le jeu de mot (de notre époque) dit le projet : raconter une petite histoire. Camille Goujon appartient à cette génération de jeunes plasticiens qui, depuis dix ans dans le monde entier, ont imposé le retour du narratif, de l’historiette dessinée ; mais ici elle n’est pas dans le conte. Sa griffe est celle de l’humour ; ici elle aborde la question du religieux. Ce travail fait parie d’une série en cours qu’elle a commencée avec le déluge (l’eau encore…)
La brièveté est tout autant celle du tweet que du dessin animé : rétrécir le temps du visiteur, frapper son imaginaire sollicité par bien d’autres messages visuels. Il s’agit d’être efficace !
Les thèmes sont familiers dans l’œuvre de l’artiste : l’eau et sa place dans notre monde, le risque d’en manquer, l’objet de multiples conflits régionaux. Les deux centrales nucléaires sont les signes d’un autre axe de sa réflexion : dire l’énergie, le gâchis que nous en faisons, le risque d’en manquer. Et après que sera notre vie en société ? Camille Goujon est dans le questionnement de l’écologie politique. Ici, elle y introduit la question du sens proposé par le christianisme.
Une douche d’eau, un vêtement de sang coulant : on frise la pensée de l’excès, celle de l’hubris dans l’art, analysée avec force par Jean Clair. L’excès pour pénétrer le sens ; ici elle frise l’esthétique contemporaine du spectacle, où l’imaginaire de l’artiste se transforme en fantasme incongru. Il y a des traces de « bad paintings », qui à son origine s’opposaient à un art bourgeois ou ultra codé, mais son dessin est hautement contrôlé et fixe ses limites : le lieu, une église.
Le détournement des codes
Les vitraux laissent passer la lumière au service de la couleur et d’œuvres composées avec des morceaux de verre. Symboliquement, la lumière vient de Dieu, d’en haut, de l’extérieur et éclaire les fidèles réunis pour prier. Ici, la perspective est détournée : la lumière vient de l’intérieur et éclaire l’extérieur, le monde. C’est ainsi que le projet initial de Camille Goujon devait être vu de la rue avoisinante, ce qui n’a pas pu « voir le jour » pour des questions techniques… Mais une autre symbolique est introduite : la lumière (l’appareil vidéo) vient de la splendide chaire du XVIIIe, qui était le lieu de la parole ! La parole d’une artiste sur les textes évangéliques s’exprime sur un vitrail particulier : une toile de cinéma reprenant la forme exacte des fenêtres de l’église, la modernité épousant alors la tradition.
Les chapelles Nord de Saint-Merry, ont fait l’objet de restaurations par des commandes publiques après les endommagements produits par les émeutes parisiennes de 1832. Le style de leurs fresques, peintures et vitraux est traversé par une piété, des figures pleines de bons sentiments, exprimant des modèles à suivre. Camille Goujon se saisit de cette tradition du dessin réaliste, de la référence passée, connue et crédible, mais son trait ne recherche pas la perfection, le film transgresse le dessin, l’incident (la douche, le court-circuit) crée une rupture dans la perception statique. Les bons sentiments sont subvertis par les codes du divertissement en mouvement.
Les églises sont raidies par le sérieux du sens, par le tragique des messages, par l’encouragement aux belles valeurs. Les artistes ont pourtant parfois pris de la liberté avec la commande ; ainsi, Saint-Merry est pleine de ces initiatives créatrices, la frise du XVIe, la fresque de sainte Marie l’Égyptienne. Mais Camille Goujon transgresse à nouveau les codes et introduit un peu de cocasse et de burlesque comme beaucoup d’autres artistes, Magritte et la tradition belge en étant de bons exemples. La vidéaste ne fait pas des gestes gratuits ou blasphématoires, mais ouvre des fenêtres de représentation où du sens peut alors s’engouffrer. Rien d’ironique dans ce récit de crucifixion mais une allusion entre le supplice du Christ il y a deux millénaires avec celle des tortures électriques contemporaines.
Les deux scènes sont les plus fréquemment abordées dans l’art occidental. Or les propos de l’artiste réveillent ici la sensibilité contemporaine endormie par tant de siècles de représentation. Camille Goujon est dans le respect des énoncés et des valeurs. Il n’y a aucune trace de provocation.
Une vision théologique ?
Camille Goujon n’est pas dans vision une théologique précise. Son propos est de dire, dans le sillage de bien d’autres artistes. Elle aborde les questions à partir de recherches iconographiques poussées. Avec ses partis pris esthétiques elle rejoint cependant bien des interprétations et souligne certaines vérités.
Les deux saynètes ouvrent et ferment la mission du Christ sur terre. Elles sont fondamentales. L’artiste n’aborde pas la question de sa résurrection, elle traite de sa vie humaine. Elle réactualise la représentation que l’on a faite de ces deux évènements et oblige le croyant à interpréter et à produire du sens.
Les textes évangéliques multiplient les références à l’eau et au sang, jusqu’au geste du centurion qui perce le côté du supplicié, d’où sortent l’eau et le sang. Ici, l’artiste prend une liberté face à cette description mais est dans la justesse en traitant de manière analogique les flots de liquides qui recouvrent le corps du Christ. Sa vision est alors forte : c’est tout l’être qui est recouvert, qui est plongé. D’ailleurs les Textes parlent de baptême d’eau et de sang.
Si la mort du Christ est représentée dans sa grande violence, elle est conforme à bien des ouvrages de théologiens contemporains. Mais ce qui est surprenant, c’est que des moines du XVIe avaient adopté la même vision dans leurs dessins.
Entretien avec l’artiste
V&D : En 2010, à l’occasion de l’exposition d’été, V&D avait envisagé que tu exposes une de tes installations autour du thème de l’eau. Or, tu es revenue avec un tout autre projet que tu as appelé au dernier moment : Crucifiction. Comment as-tu été amenée à imaginer un tel projet ?
C G : Je cherchais un projet qui s’intègre complètement dans l’église aussi bien dans l’architecture que par sa thématique. Enfin, une nuit je me suis réveillée avec une idée lumineuse :
V&D : Plusieurs lectures de cette œuvre très originale sont possibles. Au fond, quel est ton propos ? Pourquoi, une vidéo sur un sujet religieux alors que tes autres travaux, plutôt ironiques, portent sur des questions de société ou en sont des métaphores ?
C G : La religion n’est-elle pas plus que jamais un sujet de société ? Mon travail consiste à traiter de sujet d’actualité avec humour, ce qui permet la distanciation et ouvre au dialogue. Plus une œuvre a de niveau de lecture plus elle amène à réfléchir.
V&D : Avant toi, ces deux scènes ont été traitées des milliers de fois dans la peinture. Comment as-tu relevé un tel défi ? Avais-tu en tête des références particulières ? Et dans la culture vidéo ou BD ? Détournement des codes et Bad painting ?
C G : J’avoue que ça n’a pas été facile de relever ce défi… J’ai refait chacun de ces tableaux animés plusieurs fois, je n’étais jamais satisfaite, je n’arrivais pas à me libérer de la peinture classique, idéalisée, « bien peinte ».
V&D : Techniquement comment as-tu fabriqué une telle œuvre ?
C G :Le film d’animation me passionne depuis toujours. Art complet s’il en est, puisqu’il est tout à la fois : dessin, sculpture, mouvement, narration, son…
Cruci-Fiction from camille goujon on Vimeo.
Messages
1. Camille Goujon. Crucifiction, 4 février 2013, 09:03, par Adeline Gouarné
Bonjour.
Je suis très impressionnée, dans le bon sens, par la puissance de cette Crucifiction. Au commentaire très fourni que vous en proposez, je voudrais ajouter ceci :
– Le fait d’enraciner le drame historique de Jésus dans notre époque relève de la pure tradition : les Vierges de la Renaissance ne sont-elles pas vêtues comme de belles dames de cette époque, blondes, sur fonds de paysages italiens ou flamands de ce temps ? Confronter Jésus au drame du nucléaire s’inscrit dans cette idée qui permet de faire fondre la distance créée par l’épaisseur historique et de voir que Jésus est " au milieu de nous. jusqu’à la fin des temps", comme il l’a dit.
– L’allusion au gaspillage des ressources rend sous-jacente la question de l’usage que l’Homme fait, à notre époque, de la parole biblique : "Fructifiez, multipliez, emplissez la terre, conquérez-la..." Il n’est pas dit : exploitez-la jusqu’à l’épuisement (symbole de la douche dans l’oeuvre de Camille Goujon), jusqu’à la destruction (symbole de la croix électrique alimentée par les centrales nucléaires). Cela interroge sur l’homme moderne, semblable à Adam au paradis, se prenant pour Dieu, jouant avec la vie et la mort de son monde.
Bravo à l’artiste pour cette oeuvre profonde, et à l’église St Merri qui a le courage d’accueillir un message aussi fort dans une forme si peu convenue. Cela donne une image réconfortante de la pensée dans l’Église catholique, au rebours de celle qu’elle renvoie trop souvent, aidée en cela par les media qui ne manquent pas de relever ce qui peut la dévaloriser. J’espère qu’elles diffuseront comme il se doit cette magnifique interprétation de l’Évangile.