Instrumentalisation des arts, incitation aux pèlerinages et piété populaire
Au XXIe siècle le tourisme s’est mis dans les pas des pèlerinages issus du Moyen-Âge. On va dans certains lieux non pour sauver son âme ou faire un acte de piété, mais pour entretenir sa culture, parfois dans une pratique grégaire du divertissement. Avec le classement Unesco, les « Sacri Monti » italiens risquent de ne pas échapper à cette tendance et les remarquables œuvres d’art qu’ils abritent pourraient faire oublier leurs sens initiaux : l’incitation aux pèlerinages et l’instrumentalisation des arts à l’époque du Concile de Trente (1535).
Dès les débuts du Moyen-Âge se mettent en place des pèlerinages vers Jérusalem. Au Xe, d’autres sont organisés vers les grands sanctuaires comme Saint-Jacques de Compostelle, puis vers une multitude plus locaux pour obtenir la guérison ou le pardon de ses fautes. Ces mouvements de personnes se déroulent malgré les difficultés inhérentes à la sécurité, aux crises et aux situations des territoires traversés. Aussi, à partir de 1300, les foules ont été orientées vers Rome et d’autres grands sites, essentiellement pour des raisons économiques et d’encadrement de la foi. Au XVIe siècle, les protestants ont dénoncé ces pratiques comme « impies et stupides », tandis que les pays et territoires acquis à cette nouvelle forme de christianisme ont interdit les passages des pèlerins.
En réaffirmant le culte des saints lors de la Contre-Réforme catholique, les autorités romaines ont entamé alors une bataille idéologique tous azimuts qui passait notamment par la valorisation, l’amplification, le contrôle et le repli géographique de ces formes de piété collective vers des sanctuaires qui ont été spécialement créés ou mis en valeur, avec l’appui des familles nobles. Toutes les formes l’art ont été mobilisées au service de cette cause.
Dans le même temps, on assiste à un changement de registre dans l’expression de la foi et de l’esthétique. Alors que la scholastique avait fait de la foi un objet intellectuel, difficile et réservé à certains, les autorités ont encouragé une attitude plus émotionnelle faite de contemplation de la vie du Christ représentée de manière réaliste et frappante, où la souffrance tenait une grande place, notamment sous l’influence franciscaine. C’est ainsi que, après avoir organisé la chasse aux sorcières, lutter contre le protestantisme et mener la persécution juive, celui qui allait devenir saint Charles Borromée, archevêque de la capitale lombarde en 1564, s’intéressa aux pèlerinages et à l’art comme instrument pour imposer la foi. Son cousin Frédéric accentua encore ce projet. Tout était mené de pair et puissamment contrôlé. Dans ce contexte triomphant, surgirent des chapelles dans des lieux escarpés du nord de l’Italie, dans des sites splendides , Varallo, Varèse, Oropa, etc. Il s’agissait de créer un ersatz topographique, exigeant un effort physique, invitant à la contemplation d’œuvres artistiques contemporaines (pour l’époque), et suscitant l’adhésion sans équivoque aux vérités à croire. Ce sont ces réussites formelles que l’on admire encore touristiquement, avec moins d’efforts parfois.
Dans les « Sacri Monti » italiens tout est pensé ensemble : le paysage, l’architecture (volumes et décoration), les fontaines et jets d’eau, les peintures intérieures, les sculptures et cela à la fois dans l’excès (365 sculptures à Orta !) et sous la surveillance des autorités : lisibilité des messages, conformité aux dogmes, efficacité instrumentale du contrôle des consciences. De nombreux artistes, très connus mais aussi locaux, vont être impliqués et circuler d’un sanctuaire à l’autre, qui sont alors de vastes chantiers.
Il faut toucher le spectateur par des images dramatiques et non le conduire à l’adoration. Tout est fait pour que les visiteurs soient témoins et complètement plongés dans des scènes illustratives, dont les échelles sont celles de la taille humaine. Frédéric Borroméo simplifie, densifie les messages, fait enchevêtrer les corps sans les glorifier, dans une sorte de vaste happening figé dans le temps. La couleur accentue, les têtes tranchées sont bien sanguinolentes, le Christ est dans la souffrance. On est très loin de l’idéal antique revisité à la Renaissance ! Les figures peuvent être laides, difformes, afin de les rendre plus proches. Tout est du grand art splendidement théâtralisé. Les artistes font exploser leur imaginaire en profitant de la commande ecclésiastique. C’est l’époque du Baroque ; il déborde pour le plus grand plaisir de l’œil contemporain. Nietzche a été impressionné par les « Sacri Monti », quelques années avant d’écrire « Ainsi parlait Zarathoustra »…
Un regard de photographe : des liens et des inflexions de sens.
Ce qui est montré à Saint-Merry s’éloigne par bien des aspects de ce qu’un visiteur peut voir in situ. En effet, il y a été procédé à un accrochage, ou mise en scène, de photographies de ces ensembles de sculptures originelles qui, dans des églises italiennes, relèvent d’une autre théâtralité. On est dans la mise en miroir : le baroque italien face à une chapelle baroque française, ayant ses marques de théâtre comme le suggère le rideau dans la toile de Charles Coypel, « les pèlerins d’Emmaüs ». Reconnaissons que le baroque français est bien plus sage !
L’effacement des distances. Alors que, dans la réalité, les ensembles des Sacri Monti sont très colorés, Pier Ilario Benedetto les présente en noir et blanc ; des personnages à taille humaine il a fait des sujets entrant dans des photos dites grand format, mais qui sont très petites par rapport aux sculptures. Le photographe transforme ; son regard est différent de celui du visiteur des œuvres italiennes. En effet, dans ces chapelles italiennes, il y a des grilles, des oculi, une distance voulue, à des fins théologiques, entre les sculptures et le spectateur. Or, le photographe a passé ces barrières, avec son objectif il se rapproche et utilise des plans de toutes sortes pour rendre présents les personnages. D’une certaine manière, il accentue le propos pour pallier le fait que l’on n’est pas dans ces chapelles où l’architecture contribue à créer une forte ambiance.
Au service d’un projet spécifique. Il ne fait pas un reportage sur l’ensemble des œuvres mais il en extrait ce qui l’intéresse : la nativité. Il y met ses propres marques, le nom du projet collectif de promotion de ces chefs d’ouvres artistiques dans lequel il s’insère est d’ailleurs parlant : « Gentilezza » (gentillesse, grâce). L’ensemble plaiderait alors pour une certaine spiritualité, débordante de bons sentiments pourraient dire des esprits critiques, qu’évoque le colophon du texte de présentation rédigé par le groupe promouvant ces œuvres.
C’est dire si l’on est loin de la réalité des Sacri Monti où la complaisance visuelle à la souffrance occupe une grande place ! Tout en respectant les œuvres et leur esprit, le photographe a fait sa propre œuvre qui oscille entre différents pôles et siècles. C’est ce qui rend l’exposition intéressante et questionnable.
Les personnages. Ils étaient sculptés dans la veine de ceux du Caravage. Ce dernier, en opposition avec l’idéal de beauté de la Renaissance, avait choisi des individus du peuple comme modèles pour ses scènes religieuses et avait en conséquence créé le scandale, le profane le plus aride étant le vecteur visuel des textes sacrés. Mais de nos jours, ces personnages ordinaires, laids et difformes parfois, habillés comme tout le monde, pourraient se trouver dans n’importe quel musée d’art contemporain, faits en résine, avec des cheveux et poils minutieusement plantés. En effet, les photos montrent la dynamique des corps et ces détails des barbes et cheveux bien réels. Bref, un Maurizzio Cattelan, le trublion italien de l’art contemporain mondial dont on connaît les provocations artistiques, ferait probablement siennes ces sculptures. On pourrait aussi dire que ces photos sont le substitut d’une photographie de performances actuelles, tant les sculptures respirent encore la vie.
La symbolique et l’imaginaire. Un dragon entre Joseph et Marie ? Une bête de manga japonaise égarée en Italie ? Cette scène est une référence à l’Apocalypse où il est question d’une femme resplendissante qui enfante dans la douleur et qui est traquée par un dragon monstrueux (Ap 12,1). Or rien dans l’évangile ne dit que l’accouchement fut douloureux. Comme il fallait distiller une certaine dose de souffrance, à l’image des scènes de crucifixion, les sculpteurs italiens ont placé cet être imaginaire qui, pour nous, contemporains, résonne d’une toute autre manière. On pourra noter avec intérêt que Saint-Merry possède dans sa nef une frise où dragons, salamandres, bœufs ailés ont été sculptés dans la pierre à la même époque que les « Sacri Monti ». À l’occasion de l’exposition d’été 2012, Saint-Merry avait accroché une grande chimère dans sa nef pour traduire dans des termes contemporains ce qui se pensait au XVIe. La bête extraordinaire a donc bien sa place dans les églises ; elle exprime à la fois la liberté imaginative permanente des artistes et leur souci de s’inscrire en référence à des œuvres ou textes passés.
La scène où une femme, probablement une nourrice montrant son sein nu vient en aide à Marie pour l’allaitement, pourrait avoir inspiré les grandes photographes contemporaines de la condition féminine, comme Cindy Sherman ou Orlan, qui se sont représentées en sainte (« Sainte Orlan » dans les années 80) en dévoilant un seul sein, mêlant érotisme et questions spirituelles. C’est dire si la multiplicité des scènes saisies par Pier Ilario Benedetto est riche en associations possibles avec l’approche contemporaine en art, même si le photographe n’affiche aucune intention de ce type.
Les plans et la performance. Ce sont les prises de vue qui sont les plus intéressantes. En effet, la technique et les sujets pris par Pier Ilario Benedetto ne sont pas éloignés d’un vaste courant contemporain de la photographie, la photographie performée(Jeff Walls, Philip-lorca Dicorcia, etc.) qui utilise autant de moyens techniques que le cinéma et propose de véritables voyages oniriques ou fictifs Le spectateur n’en connaît pas le scénario, mais il est attiré inexorablement car les compositions sont des vecteurs de construction des imaginaires de chacun. On se rend compte que ces œuvres très actuelles sont dans la veine de ces scènes des Sacri Monti, mais à une différence notoire, les œuvres italiennes, elles, reposent sur un scénario assez bien connu : la Nativité, il est vrai à des divers degrés de culture…
L’expressionnisme de Pier Ilario Benedetto. Le noir et blanc a une triple fonction : il gomme les injures du temps sur les œuvres en atténuant la perception de leur altération, ce que la couleur aurait montré ; il donne une sorte d’universalisme et d’intemporalité aux œuvres ; il accentue les volumes et contrastes. Certes, ces photos, notamment de l’enfant traduisent la tendresse des regards (sculpteurs et photographe), mais le photographe bascule souvent dans une autre esthétique : l’expressionnisme des années 20-30, celui de Fritz Lang, dans Metropolis, M le maudit, ou encore Fury. Le metteur en scène explorait les dérives du totalitarisme, de la démocratie et de la justice et mettait son style au service de cette cause. Dans « Sacri Monti » présenté à Saint-Merry, pas de dénonciation ; mais la combinaison du N&B et des prises de vue transforme la dramaturgie débridée des églises italiennes en scènes dramatiques de la vie populaire et semble préparer au drame de la mort du Christ.
Pier Ilario Benedetto nous fait ainsi découvrir des sculptures exaltant la piété populaire et marquées fortement par le baroque, le style contemporain de leur création au XVIe ; l’esprit des « Sacri Monti » est respecté voire amplifié et, de façon étonnante, les liens avec les approches contemporaines apparaissent multiples. Ces réels chefs d’œuvre ne peuvent taire cependant leur origine : avoir été conçus comme des instruments idéologiques pour imposer la vision catholique et romaine de la foi chrétienne.