Le dispositif
Six grands écrans, telles des fenêtres verticales, accrochés en quinconce dans la nef du XVIe. Visible depuis la grande porte ouverte sur la rue Saint-Martin, le premier écran, en arrière-plan du porche gothique (en fait reconstruit au XIXe…), attirait les foules, mais l’installation ne se laissait découvrir réellement dans son ensemble que lorsque le premier écran était passé. Le sixième se trouvait au fond du chœur, dans l’axe du bâtiment.
La scénographie impeccable mettait donc en tension l’œuvre, composée de six vidéos, six rivières d’images devrait-on dire, toutes différentes et calées par ailleurs sur des temps différents de 5 à 10’. Ce dispositif de vibrations visuelles générait des configurations constamment nouvelles. L’ensemble se voyait renforcer par une bande son, totalement composite, aléatoire et d’une grande qualité.
Le lieu dont on pouvait voir l’ensemble était situé à l’autel ! Une belle idée dans le champ symbolique, puisque tout le monde pouvait y accéder
La première vidéo, plus brève que les autres, se présentait comme très graphique, faite de dessins sur du sable. La sixième, plus abstraite, laissait transparaître des visages sur lesquels se superposaient des embrasements. La construction savante du dispositif se coulait donc dans la structure de l’église, et rejoignait en filigrane le projet des architectes du lieu : s’avancer depuis l’espace public, plein de ses bruits et mouvements de foule, jusqu’à l’espace chaud et sacré qui abritait autrefois les reliques de saint Merry, au-dessus de l’autel.
Les visiteurs déambulaient entre les deux points et revenaient, se côtoyaient dans une demi-obscurité et participaient de ce spectacle étonnant. La foule de la rue, pressée ou se protégeant de la pluie, faisait place à des groupes de curieux ralentissant leurs pas et entrant dans un univers tout autre. Celui-ci était très mystérieux, doux, presque familier par les objets des films (des photos, des dessins, des ogives de fenêtres d’église, voire le portail de Notre-Dame) mais très étrange car dépourvu d’histoires sous-jacentes. Ce n’était pas un film d’animation, mais un univers fait de collage d’images, un spectacle onirique.
En se parlant (à voix basse d’ailleurs), en cherchant leurs mots ou en tentant de décrypter ce qu’ils voyaient, les visiteurs participaient à une expérience commune. Ils adhéraient à une pièce de film expérimental, dont le titre même était énigmatique.
Des flots d’images enfouies
Les deux artistes audiovisuels sont rompus aux différents médias et surtout à leurs combinaisons. Ils avaient auparavant rassemblé des objets les plus divers : des photos de famille, de magazines, d’architecture religieuse, des dessins sur sable, des dessins, des scratchs sur des films de 35’, des films, etc. Puis ils les avaient collés, superposés, sur des principes qui relèvent du Dada, du cadavre exquis surréaliste et plus encore des DJ du monde sonore contemporain.
Le rythme était si rapide qu’il n’était pas possible d’interpréter les projets des artistes, d’ailleurs ce n’était pas leur finalité, car ils souhaitaient que ce soient les spectateurs qui inventent leur sens.
« Ça ne raconte rien » disait un visiteur. Oui, les films n’étaient pas narratifs mais le plus important était probablement dans le ça, car l’œuvre ne reflétait pas autre chose que le monde des idées, voire même les images d’un inconscient construit collectivement par ces artistes visuels et sonores. « Présences-Absences » était proche, par son titre même, de l’image d’un ça collectif, pulsant sur plusieurs niveaux à la fois, et ne demandant qu’à se communiquer sur le mode de l’émotion, du plaisir et non du discours rationnel. Ce montage ne relevait pas du champ des psy, mais restait un projet uniquement artistique : partager une expérience mobilisant les sens visuels et sonores. Il fonctionnait comme les rêves ou les songes éveillés, sur le mode de l’instabilité de la figure, de l’évènement, sur la dérive de la pensée fugace et les associations d’idées.
Comme Léonard de Vinci avait dit que la peinture était une « chose mentale », sans nul doute on aurait pu dire que l’installation et ses six écrans-tableaux étaient une sorte « d’Hexa ptyque » dans le médium de la peinture du XXIe qu’est la vidéo.
Cette œuvre a été conçue pour le lieu qu’est une église comme en témoignaient les quatre écrans intermédiaires, puisque des images collées et étranges y apparaissaient régulièrement intégrées à un cadre ogival de vitrail ou des voussures de portail gothique. Les images se mettaient en écho stylistique avec le lieu d’accueil. Quelle courtoisie artistique !
Mise en perspective
Le texte présentant l’installation qu’avaient fait parvenir les artistes eux-mêmes était marqué d’un jargon sur l’art et le non-art, sur l’effacement des frontières, etc. En fait ce qui a été montré correspondait à une œuvre d’art à part entière, une création originale fortement marquée par le cinéma expérimental, ce qui ne signifie pas improvisation, mais au contraire construction à partir d’emprunts multiples, s’affirmant comme espace de recherche culturelle. Ici la création collective apparaissait comme très cohérente, suscitait le plaisir, et amenait le visiteur à abandonner ses références habituelles.
Une œuvre élitiste ? Non, mais ayant choisi l’énigmatique de la forme et des images pour provoquer un champ d’expériences visuelles, intrigant et rassurant à la fois. « Présences-Absences », titre a priori alambiqué et inutilement freudien, se révèle finalement adéquat pour désigner l’insaisissable et cette instabilité qui est le fond de l’œuvre.
Cette vidéo ne relevait pas à proprement parler de la sphère du religieux. Mais sa construction scénique et son impact sur les spectateurs en avaient emprunté certains codes : des foules rassemblées dans un bâtiment particulier, pour un objet précis, pour partager une expérience collective (une foi diraient certains) faite d’émotions, provoquées ici par des images et non des textes, une œuvre qui suscite le commentaire personnel, c’est-à-dire l’appropriation, etc. Cette œuvre avait parfaitement sa place dans cette église.
Au-delà du sens, il y avait continuité avec ce qui se passe à Saint-Merry, et ses Rendez-vous contemporains, haut-lieu parisien du cinéma expérimental et de la musique improvisée qu’un jeune public averti fréquente assidûment. Avec la Nuit-Blanche 2012, le visiteur non averti, ne connaissant pas ce genre culturel, entrait de plain pied dans cette forme artistique.
Autre continuité, le pays d’origine des artistes : la Colombie. Cette œuvre a fait suite à la Nuit Blanche 2011, la célébration d’une avenue de Bogota, la Septima. Des liens personnels forts continuent ainsi à s’affirmer entre Saint-Merry et ce pays. Ils se tissent avant tout entre des milieux d’artistes qui se reconnaissent mutuellement dans leurs exigences de création.
À cette occasion, Saint-Merry est sorti de ses canons habituels réduisant presque à néant les informations sur les œuvres présentées dans la Nuit Blanche. Ici, un flyer clair et disponible aux entrées prenait en considération le visiteur risquant de repartir frustré, faute d’avoir trouvé quelques cailloux blancs lui donnant des repères.
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Messages
1. Cecilia Traslaviña & Juan Ramirez. Présences — Absences, Nuit Blanche 2012 à Saint Merry, 2 novembre 2012, 09:50, par Gimeno Ribelles Blas
Merci à l’observateur pour ces postures intelligentes devant ces œuvres éphémères qui donnent le gout à partager une nouvelle expérience d’un lieu.Le commentaire est fin et incisif.
J’aurai aimé faire ce parcours.
Mais d’autres nuits sont à venir !
BL@S