L’esprit de résistance et le religieux chez Maxim Kantor.
Un style, une posture.
Maxim Kantor est un artiste de la résistance aux oppressions, soviétiques ou post-soviétiques, aux régimes autoritaires ou tyranniques, nazi ou communiste, à la dictature des marchés jusque dans l’art, à toutes les formes de manipulation.
Son style, aisément reconnaissable par le figuratif et les couleurs criantes de ses grands formats, ainsi que dans son dessin à charge dans les lithographies ou les aux-fortes, est au service d’exigences morales, exprimées par ailleurs dans sa production littéraire. Sa colère et sa raillerie sont nourries d’une profonde réflexion, dont V&D dans son long article à propos de l’exposition Vulcanus a déjà rendu compte.
À la fin de son introduction au catalogue Vulcanus, il écrit :
« Et le plus important, c’est que le langage de la résistance ne relève pas d’un vocabulaire social, ni sociologique, ni idéologique. Il convient de résister non pas au mensonge des forts (cela va de soi et c’est simple) mais à l’humiliation des faibles. […] Le langage de la résistance, c’est celui de la compassion et du christianisme. Le langage de la résistance ne prend vie que lorsqu’il a été conçu pour parler d’amour, comme un détail indispensable à la précision du récit.
Le langage de la résistance est celui qui permet de faire une déclaration d’amour. Il n’existe pas d’autre critère. »
Maxim Kantor lie donc les deux aspects de son œuvre ; le côté politique est ancien tandis que le côté religieux date d’il y a une quinzaine d’années, dans un contexte spécifique à la fin de l’empire soviétique, la résurgence généralisée du religieux en Russie étant un des traits du basculement. Cela tient à la fois d’une forme de nationalisme ayant changé de façade et du retour à une mode d’intériorité traditionnelle, l’orthodoxie, la racine idéalisée de cette nation. La religion est à la fois expression d’une sensibilité collective, la fameuse âme russe, et source de liens sociaux face aux changements brutaux dans toute la société. Avec triomphalisme, les églises ont ainsi poussé comme des champignons et le pouvoir politique a refermé la parenthèse de l’idéologie matérialiste en abandonnant le slogan « la religion est l’opium du peuple ».
Mais Maxim Kantor n’est pas simplement arrivé au religieux par ce biais de la retrouvaille avec un passé mis sous le boisseau. C’est à partir de sa posture d’intellectuel qu’il a progressivement pris position jusqu’à élaborer une vision personnelle du religieux. Appartenant à une famille d’intellectuels dissidents, sa démarche doit beaucoup à son père, philosophe, qui, très jeune, lui a proposé l’idéal de la Révolution de 1848 exprimé par le peintre et caricaturiste Daumier.
C’est d’un combat tout autant intérieur qu’extérieur, et dont l’expressionnisme est la traduction particulièrement bien adaptée à sa sensibilité, qu’a surgi son sens du religieux. Il ne semble ni orthodoxe ni catholique mais certainement pas protestant, car ce courant du christianisme se méfie de la figuration. Il n’est pas syncrétiste. C’est un veilleur, un lecteur insatiable, un creuseur de sens dont l’imaginaire côtoie les textes de croyants.
Maxim Kantor est avant tout un philosophe humaniste qui va chercher dans les formes traditionnelles de la pensée scholastique les principes mêmes de sa peinture. Si les expressionnistes allemands des années 1900-1920 étaient travaillés par l’urgence de la pensée nietzschéenne de la refondation des valeurs et aspiraient à une grande Apocalypse, jusqu’à jubiler lors du commencement de la guerre, lui revient aux fondamentaux. Il s’inscrit dans la lignée des peintres de la tradition picturale : Rembrandt, Breughel, Goya, Daumier, Van Gogh. Dans sa peinture religieuse il enrichit ses racines avec Mantegna et la Renaissance.
Un christianisme en creux et mis partiellement en lumière à Saint-Merry
On peut dire que son christianisme était en creux dans son œuvre politique. Depuis les années 2000, Maxim Kantor a introduit dans sa peinture des sujets à connotation religieuse, directement ou indirectement, par des signes, de minuscules descentes de croix insérées dans des tableaux sur la folie du pouvoir. Il fait aussi référence dans ses titres aux textes bibliques, Job, Babel par exemple, pour rendre hommage à ceux qui résistent, pour alerter sur des risques d’effondrement politique ou dénoncer les exactions. Mais il n’endosse pas les habits du prophète d’un futur incertain et il cherche des racines pour mieux ancrer chacun dans le présent.
Le point commun entre les deux facettes de son art a été sans nul doute la compassion pour l’homme, pour l’individu perdu dans la foule. Il a peint à profusion les hommes et femmes du peuple serrés ensemble, marchant dans la ville, autour des lieux du pouvoir, attendant dans une salle d’attente, résistant par leur dignité aux malheurs et exactions, à une bureaucratie anonyme. Il ne peint pas le « camarade » mais le « frère humain ».
Dans des tableaux de 2003, il se mit à peindre des grandes figures chrétiennes ayant pratiqué cette compassion, saint Dominique accompagné d’un chien, cet animal étant lié à la représentation traditionnelle de ce saint, le pape Jean-Paul II, perdu et pleurant devant des journaux froissés évoquant l’Irak et la guerre dans le monde ; son style était très différent des papes hurlants de Francis Bacon.
Un visiteur peut passer à côté de son vocabulaire symbolique sans le savoir. Les chiens errants de ses tableaux, ceux des villes russes, sont les hommes perdus en quête de sens et le petit tableau d’un arbre isolé et cassé, qui peut sembler bien décalé dans l’exposition Vulcanus, est le symbole de la vie résurgente, une figure du Christ. Cette figure de l’arbre court dans un grand nombre d’œuvres de la dernière décennie.
Dans l’exposition à Saint-Merry, le religieux est explicitement mis en pleine lumière, mais dans l’incomplétude. En effet, les tableaux venant de son atelier berlinois ne représentent qu’une toute petite partie de cette approche. Il ne s’agit pas d’une rétrospective parisienne que l’on pourrait trouver dans un musée, mais d’un choix de l’artiste : quelques œuvres accueillies dans un lieu de patrimoine ayant une fonction religieuse, avec ses caractéristiques spécifiques.
L’artiste a proposé une dizaine de tableaux à l’équipe pastorale de Saint-Merry, instance de décision de cette église, non sans débat sur la présence de certains tableaux. Si par définition le propos est limité, le sujet est immense. La perception de cette exposition ne doit pas se limiter à l’approche esthétique de Maxim Kantor car elle inclut une réflexion théologique, qui est ici renforcée par l’accrochage, dans les hauteurs des voûtes du XVIe.
Les organisateurs du réseau Voir et Dire auraient bien aimé que d’autres œuvres soient présentées, mais elles étaient déjà dans des églises (notamment celle des Dominicains de Bruxelles), chez des collectionneurs, dans des musées ou demeurent dans son atelier.
Le titre de l’exposition, « La traversée de la mer Rouge », est celui d’un tableau majeur. D’autres œuvres lui sont naturellement associées. Mais comme l’artiste a peint dans des situations personnelles très différentes, en des temps et des lieux tout aussi divers, il ne s’agit pas à proprement parler d’une série thématique.
Les sujets peuvent sembler étranges. Mais deux points les unissent, le souffle expressionniste et l’affirmation de l’artiste, son acte de foi présenté visuellement en parallèle à son acte de résistance politique dans Vulcanus. Le mystique et le politique sont des questions que bien des artistes cherchent à lier comme Tolstoï ou Péguy, en littérature.
Le sens d’une esthétique.
Maxim Kantor a adopté la vigueur, la liberté et les outrances de coloration spécifiques à l’esthétique expressioniste. La dissidence le mettait déjà dans une attitude formelle de contestation esthétique. En gardant le style figuratif, il a continué à s’opposer, sur le fond, aux autres courants de l’art critique soviétique et post soviétique, entre autres le « Sot-art », fait de photos, de vidéos et performances. Il n’a que des mots très durs pour ces artistes :
« L’avant-garde était le code des réprouvés, la langue de la minorité indépendante. Aujourd’hui, c’est l’art de la majorité, un code conventionnel qui permet la manipulation des foules, une chronique mondaine. »
Il est classique par le médium et, avec des visages représentés en permanence, son style apparaît comme une sorte de foi artistique qu’il affirme et défend. Comme il aime parfois à le rappeler, il se laisse guider par les principes traditionnels de saint Thomas d’Aquin qui théorisa les quatre ordres de l’art : rendre compte de la réalité, utiliser l’allégorie, affirmer le symbolique et ce qu’on doit croire, donner le sens profond - la visée théologique selon ce penseur chrétien. Les critères de son langage de résistance sont restés les mêmes. Ils ont trouvé leur pleine application dans sa peinture religieuse. Les tableaux présentés participent du quatrième niveau explicitement ou subtilement.
Une grande partie de son art touche au politique ; il est fait d’indignation et d’espoir tout en même temps, et son sens de la compassion rejoint aussi des thèmes récurrents du judaïsme et du christianisme. Avec les tableaux qu’il désigne lui-même comme religieux, Maxim Kantor fait un pas supplémentaire dans l’interprétation et dans le style.
Maxim Kantor ne défend pas un régime nouveau de l’esthétique, il demeure dans les techniques traditionnelles, peinture, eau-forte, lithographie. Même expressionniste, il est épris d’une forme de classicisme dont ses tableaux religieux témoignent plus que d’autres. Sa sensibilité s’infléchit, ses références se diversifient, certaines œuvres pouvant faire penser à Chagall, ou à Nolde, même s’il s’en défend.
Son esthétique n’a rien de religieux, mais il est imprégné des gravures et tableaux religieux de grands maîtres, comme Rembrandt, Mantegna ; il les subsume. L’usage des couleurs vives, notamment les jaunes et les verts, trouve des analogies avec la peinture de Van Gogh qu’il admire. Il est marqué par la pensée des icônes, mais son art n’est pas orthodoxe et son Christ en croix, nu et regardant le spectateur fixement est à l’opposé de cette spiritualité.
Une diversité stylistique. Une inflexion artistique par le religieux ?
Les œuvres sont liées à des contextes très différents dans la vie de l’artiste, dans la manière dont il fait résonner en lui les évènements politiques. Elles sont diverses par la facture et l’exposition de Saint-Merry en témoigne.
Il y a régulièrement des transpositions de ses tableaux politiques ou à charge, dans ceux qui peuvent être classés comme religieux. Une partie des tableaux religieux présente ainsi des hommes et femmes pris dans des situations de grande violence ou morale, des rouges et des bleus en étant l’expression. Des traits significatifs : les journaux, signes de la société de l’information, les foules, les hommes courbés, les armes, les villes anonymes, les chiens font partie du vocabulaire commun. Dans la mesure où, comme tout peintre, il travaille sur plusieurs toiles à la fois, certaines peuvent basculer d’un genre à l’autre en cours de travail ; à la fin elles ont des titres différents. Les deux faces de son art sont certes distinctes mais elles sont poreuses, car son point de vue humaniste est constant.
Les tableaux relevant du religieux évoquent plus souvent la nature, on y voit des mers sans trace humaine, des arbres seuls ou en groupe. Les couleurs passent du rouge au bleu et au vert, signe de ses séjours dans son atelier de l’île de Ré. La nature et le paysage deviennent des sujets réels et symboliques à la fois, leur représentation étant chargée d’un sens religieux.
Chez les premiers expressionnistes, en 1905, et chez Gauguin avant, cela témoignait de voyages lointains et de la découverte de nouvelles lumières fort différentes de celle de la Baltique ou de l’Atlantique. La nature renouvelait leur subjectivité, leurs émotions et, chez eux, ce thème faisait référence à un paradis perdu, à la coexistence heureuse des hommes et des animaux, ce primitivisme traduisant une paix originelle entre les hommes. À cette époque, déjà, art et religion étaient aussi liés ; mais comme la désillusion de l’après-guerre prévalait sur l’espérance et la joie, les thèmes chrétiens du salut et de la rédemption dominaient.
Chez Maxim Kantor, peindre des arbres ou la mer relève de la méditation nourrie ici de lectures des Textes. Les arbres sont des figures christiques, la mer a les dimensions bibliques. Son intégration du religieux dans la peinture ou le dessin n’a rien de commun avec la religiosité à base rurale de ses aînés dans l’expressionnisme.
Maxim Kantor est un intellectuel urbain qui ne dissocie pas une vive critique d’un monde globalisé et injuste d’une foi personnelle exprimée discrètement et de manière très apaisée dans certaines œuvres récentes.
Les tableaux d’une exposition
Autres œuvres de Maxim kantor
(LIRE ARTICLE DE V&D : EXPRESSIONNISME ET FORCES DE L’HISTOIRE)}
Lire entretien avec l’artiste sur l’origine de Procession pascale)]
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