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« L’inquiétante étrangeté », concept freudien, analyse le malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante de la vie quotidienne. C’est ce sentiment troublant et entêtant qui baigne la 11ème édition de la Biennale d’art contemporain de Lyon. Le commissariat a été confié à Victoria Noorthoorn qui, avec des œuvres de 78 artistes venus du monde entier disséminées dans quatre lieux différents dans la ville et sa banlieue, a su créer une sombre unité exprimant « l’incertitude du présent » (Victoria Noorthoorn). Ancrées dans une réflexion sur le monde contemporain, les œuvres présentées nous questionnent sur les apparences, que cachent-elles, que se passe-t-il sous la surface ?
Victoria Noorthoorn est d’origine argentine et a participé en tant que commissaire indépen-dante sur divers projets d’exposition à Buenos Aires, Santiago du Chili, Sao Paulo, New York, Porto Alegre ou Venise. La démarche qu’elle a suivie pour la sélection des œuvres de la Biennale de Lyon est celle de l’artiste : à tâtons, chercher, expérimenter, sans vouloir créer du sens, celui-ci se créant de lui-même.
Et c’est au fil de ses investigations qu’un vers célèbre d’un poème de W. B. Yeats, « une terrible beauté est née », s’est imposé pour résumer l’esprit de cette recherche et devenir un thème en soi. On est proche de « l’inquiétante étrangeté » freudienne tant par les œuvres mêlant les pratiques et les époques, que par la scénographie ; tout semble maîtrisé mais peut basculer d’un moment à l’autre.
Les objets prennent possession des espaces, semblent inertes mais parfois prennent vie par des lumières, des mouvements ou des sons, nous déstabilisent pour nous faire réagir. Un fil tendu entre le présent et un avenir proche et incertain est tracé, sur lequel tanguent les œuvres, basculant tantôt dans la folie et l’imaginaire, tantôt vers le réaliste constat de la nécessité d’agir.
La Sucrière, le lieu de toutes les tensions
A la Sucrière, l’impression intimiste et mystérieuse s’efface avec la brume entourant l’ancienne usine industrielle de sud de Lyon. Cet espace brut et gigantesque est le théâtre d’une démonstration explosive de toutes les tensions accumulées précédemment. Aussi, y voit-on d’impressionnantes installations renvoyant plus volontiers à l’actualité et à des problématiques sociétales, mais toujours vues au filtre de l’écart artistique, transformant l’objet en symbole et l’image en pensée. Comme au Musée d’art contemporain, la commissaire a ménagé avec soin son introduction à l’exposition. Ici, on entre par les Coulisses, un enchaînement de grands rideaux colorés et massifs de Ulla von Brandenburg (lire article précédent de V&D), qui place d’emblée le visiteur dans une position inattendue ; il n’est plus seulement un simple spectateur mais un acteur, qui va pénétrer sur une scène pour se confronter à une situation inconnue.
Ici, il ne s’agit pas de se laisser engourdir par le sortilège d’une sorcière ou un procédé de manipulation psycho-politique, mais d’agir sur et avec les œuvres pour amorcer un acte décisif de l’histoire. C’est bien l’homme qui aura le premier rôle dans le changement, comme en témoigne le film engagé de Tracey Rose ou les peintures sensibles de Lynette Yiadom-Boakye qui, toutes deux, dénoncent de manière excentrique ou contemplative des tensions politiques et sociales contemporaines.
Plus encore, la performance orchestrée par Laura Lima, Puxador (Men=flesh/ Women=flesh), montre la volonté de l’homme de défier l’ordre établi, de littéralement « soulever des montagnes » : un homme nu, harnaché aux massifs piliers en béton de l’usine, tente de faire bouger l’architecture. Au fil de cette cadence infernale, les grands élastiques noirs, attachés au dos du performeur, se tendent et se détendent exprimant les tensions et la lutte quotidienne de l’homme enserré dans des liens qui gênent son action sur le monde. Des exclamations étouffées accompagnent l’effort de l’homme telle une scansion répétitive et pénétrante.
A ces sons, répondent les respirations et les cris d’alerte de la plus courte pièce de Samuel Beckett, Breath , reprise pour l’exposition par Daniela Thomas.
Enfin, on retrouvera un calme enchanteur, avec Le silence des sirènes d’Eduardo Basualdo , vaste étang d’eau trouble dont les bords sont constitués d’amas informes d’argile et d’algues. Au centre, une évacuation en forme d’anus rappellera étrangement l’univers charnel et hybride de Matthew Barney dans ses Cremaster . L’eau, instance nourricière, suit un mouvement lent de va-et-vient biologique, dont « le centre est le corps tout entier » (Eduardo Basualdo).
Il serait évidemment très difficile de donner un aperçu de l’ensemble des œuvres tant la plupart sont surprenantes par leur richesse intellectuelle et plastique. Aussi variée que cette admirable programmation puisse être, on pourra souligner le parti pris très « plasticien » de la sélection. En effet, on ne peut que constater que les œuvres recèlent une grande unité dans leur tonalité sombre (particulièrement visible au Musée d’art contemporain), variation sur le noir et blanc.
Par ailleurs, il n’y a pas ou très peu de démarches documentaires et conceptuelles qui peuvent laisser le visiteur dubitatif et souvent très extérieure à l’œuvre. A l’inverse, les installations proposées font preuve d’une recherche et d’une variété dans les supports et les modes d’expression.
Une grande place est faite à l’expression graphique et picturale, avec des artistes que l’on retrouve dans les différents lieux comme Elly Strik, Marlène Dumas ou Christian Lhopital. Les sculptures n’y sont pas minimalistes mais mêlent des éléments de formes et de matériaux divers.
La Série de sculptures d’Erika Verzuti, disséminée à l’intérieur de la Sucrière, en assemblant et détournant des fruits tropicaux, établit un lien de forme entre la nature et l’architecture. Parmi les artistes polyvalents, on gardera fortement en mémoire les dessins, les peintures et les installations sculpturales de Marina De Caro. Ses variations colorées et gé-néreuses, conjuguant une variété de matières et de textures, sont particulièrement mises à l’honneur, car elles sont visibles dans trois des quatre espaces de la Biennale.
Pour finir, le travail d’Alexander Schellow restera le coup de cœur de cette manifestation. L’artiste berlinois séduit par la poésie de sa réflexion sur le temps et la mémoire au travers de dessins d’une subtilité et d’un raffinement rare. Le film d’animation qu’il présente est une création originale de la Biennale. Dans celui-ci, on suit les mouvements du visage d’une femme âgée.
Ces imperceptibles changements saisis avec une précision pointilliste montrent l’intimité et la douceur du rapport entre l’artiste et son modèle, mais nous renvoie aussi à la fiabilité et la véracité de nos propres perceptions sur notre environnement quotidien. Et si nous passions justement à côté de ces subtils moments de grâce ? Pour nous le faire découvrir, nous avons terriblement besoin de cet étrange écart que les artistes établissent avec le réel.
[/Charlotte Szmaragd/]