Source bleue
Cette œuvre photographique mêle deux univers, le fluide et l’immobile. Les tours de La Défense sont clairement reconnaissables, mais elles sont saisies par le mouvement de caméra spécifique de l’artiste. Elles semblent bouger.
Au premier plan, des jets d’eau , qui étaient fondamentalement mobiles. Mais dans la photo, ils sont arrêtés, saisis en vol. Visuellement, ils accompagnent le mouvement des tours.
Tout est mouvement et fluide.
La mise en scène, par l’artiste lui-même, tient de l’inspiration géniale et confère à cette œuvre quelque chose de sacré, comme l’étaient traditionnellement d’antiques sources païennes.
Au lieu d’être accrochée, la photo est posée sur un meuble bas, presqu’à l’horizontale au pied de l’autel. En effet, elle est légèrement inclinée vers le chœur. Visuellement l’eau semble couler vers une autre œuvre dans la grande nef : quatre grands pots verts qui recueillent des gouttes d’eau provenant de la croisée du transept.
Tout tient dans la force de l’axe visuel au raz du sol défini par les pots et la photo, qui répond à l’autre axe, celui de la voûte de pierre.
L’exposition 2256
L’exposition originale et puissante de 31 œuvres photographiques, 2256, s’était déroulée dans une galerie toute blanche se trouvant en tête de dalle de la Défense. Une mise en abîme du sujet par le lieu même…
Tout commencait par un beau texte de Christian de Portzamparc, un quasi poème en prose :
Une ville hallucinée, au matin pur,
une ville dont la matière est de la lumière ,
une ville prise dans une vitesse de translation constante,
nous ne savions plus d’où viennent ces visions en mouvement,
picturales, photographiques, surgies du rêve
mais presqu’incarnées dans leurs couleurs.
Des émotions liées à la transfiguration de l’architecture
Dans de multiples photos aux formats très différents, il nous est donné à voir des espaces urbains imprécis, sans individus, des silhouettes de tours, isolées ou regroupées, à partir de grands traits formés par leurs angles ainsi que par le flou de la trame des vitres.
Nous sentons bien que c’est la Défense, mais nous ne la reconnaissons pas. Le vide de la dalle ventée par les courants d’airs désagréables disparaît au profit d’un jeu de lumières miroitantes sur les matériaux et le ciel ; ce vide devient un plein de couleurs en mouvement.
La dalle semble être devenue un plan d’eau d’où tout ce qui surgit n’est vu que par le reflet déformé. Le ciel bleu se tisse avec l’architecture blanche. D’autres couleurs des façades semblent peignées par l’objectif de l’artiste qui est la plupart du temps tourné vers ce ciel et non vers le sol. L’architecture semble vaciller telle une bougie au vent.
De cette l’architecture moderne triomphale construite en 40 ans, afin de signifier la force du monde des grandes sociétés, Jean-Pierre Porcher nous livre une vision pictorialiste réellement nouvelle et faite de mouvements totalement maîtrisés de l’objectif ou de jeu sur le grain de la photo lors du tirage. Si son pictorialisme le rapproche de la peinture, c’est de l’abstraction lyrique à la Hartung, celle des années 70 et 80 où le peintre utilise un nombre limité de couleurs claires.
La représentation fidèle des objets construits est totalement abandonnée. La vision que l’on conserve de ce lieu où l’échelle de l’homme est complètement écrasée, dans un cadre immuablement figé par la géométrie de l’architecte et la présence d’un axe de grand paysage, en ressort bouleversée.
À la raideur des verticales de l’architecture aux façades toutes singulières se substituent des droites réorientées ou des faisceaux de lignes courbes qui tiennent d’une peinture abstraite réduite à quelques couleurs. Toutes les perspectives changent de nature. C’est pour cela que l’on peut parler de transfiguration.
On ne sait plus parfois où sont les points de fuite du regard. Pas plus que dans la réalité vue du toit de la grande arche les humains n’existent. Pour l’artiste le sujet est autre et semble celui d’une rêverie : et si les tours dansaient ?
Les photos parlent aussi de temps, comme dans les ballets d’ailleurs. Ici le présent est vraiment intemporel, le futur n’est pas celui de la science fiction, mais celui d’une transfiguration possible de ce cadre aujourd’hui fait de vide. Le regard du photographe rend possible ce qu’un architecte même le plus débridé, comme Franck Gerry avec son Guggenheim de Bilbao ou même Ginger et Fred de Prague, les deux tours sur pilotis par exemple, ne saurait imaginer. Le titre fait référence à un futur imaginaire lointain, le 300ème anniversaire de l’artiste, une sorte de vision ironique sur sa propre vie, où l’architecture du présent pourrait être monumentalisée d’une autre manière que par la hauteur ou le gabarit.
La poésie et l’étrangeté des images sont mises en écho par les titres des œuvres : Volutes, Orgues, Où nous portent nos rêves, Résonance, Coda, Esquive, Vertige…
Technique et posture de l’artiste
Une fois la multiplicité des émotions passées, on ne peut qu’être intrigué par l’origine de ces photos numériques ou argentiques, qui ne sont pas retravaillées après leur prise de vue. Tout se joue en effet, dans la posture de l’artiste, qui est non seulement architecte d’origine, mais adepte des arts martiaux traditionnels comme le tai chi chuan, où tout est mesuré, équilibré, répété à la perfection afin d’accomplir des gestes harmonieux, où l’esprit commande le corps.
C’est ainsi que Jean-Pierre Porcher obtient ces images en faisant tourner son appareil photo dans sa main, après avoir savamment choisi son point de vue, sa vitesse de prise et l’effet qu’il compte obtenir. Le résultat est complètement anticipé ; le hasard n’a pas sa place. À un ordre ancien, il est substitué un nouvel ordre graphique où la qualité de la lumière augmente la réalité construite par le photographe.
Toute l’expo est construite avec une élégance étonnante, où le positionnement des œuvres est tout autant pensé que les prises de vue et attire en permanence le regard du visiteur. Avec des textes brefs dispersés entre les photos, c’est toute l’exposition qui est poétique et qui rendrait presque la Défense désirable à vivre.
Par les images proposées, le projet d’artiste de Jean-Pierre Porcher conçu en 2008 semble rencontrer une démarche plus récente de la société d’aménagement du quartier qui vise à restructurer profondément ce quartier, hors normes dans l’espace français, à l’humaniser tout en préparant la construction de nouvelles tours.
La Galerie appartient à l’institution en charge de l’exploitation et la gestion des espaces de la Défense et se trouve dans un lieu presque secret, en tête de dalle face à la Seine que l’on devine à peine. Si cet espace d’exposition est blanc, ce n’est pas cependant le Cube Blanc des années 60 refermé sur lui même, où tout se concentre sur les œuvres. Ici, les murs extérieurs sont principalement des baies vitrées, où le quartier se laisse voir non pas par le sommet des tours, mais au contraire par des rez-de-chaussées sur dalle qui sont quelque peu oppressants. Les photos créent alors un fantastique espace de respiration.
Jean Pierre Porcher a déjà exposé à Saint-Merry et y a conçu une œuvre religieuse rendant mobiles les émaux d’un chemin de croix. Lire article V&D