Martine Chittofrati a imaginé sa nouvelle œuvre en tenant compte du lieu, une chapelle sans fenêtre, uniquement éclairée par des lanterneaux zénithaux, conçue dans les années 1740-1760, au temps du baroque rococo français, le style de l’époque.
Elle avait déjà largement dessiné et peint dans cette veine, en arpentant chaque année Venise et Rome, en faisant des croquis sur le motif au pinceau et à l’encre de Chine des sculptures du Bernin, mais aussi des grands sculpteurs vénitiens, puis en les agrandissant et les retravaillant de multiples manières dans son atelier. La couleur intervenait pour soutenir et nourrir sa ligne claire.
Du grand texte de la Genèse sur Jacob, elle ne traite que du songe où figurent une échelle et des anges, où intervient une promesse de bénédiction de Dieu et de don d’une terre (Gn 28, 10-17- texte en fin de dossier à télécharger ). Elle ne traite pas de l’autre épisode plus dramatique du combat avec l’ange qui a inspiré de nombreux artistes, comme Rembrandt et Delacroix dont le tableau est à voir à Saint-Sulpice ; elle ne traite pas non plus du changement de nom de Jacob, le tortueux, en Israël, la droiture.
Jacob est haï de son frère Esaü et il part hors de Canaan pour trouver une femme, sur ordre de son père et sa mère. Il va vers son oncle, Laban. Il se prépare à changer de vie. Jacob est hanté par son histoire familiale, par son avenir, d’où le rêve d’une promesse de vie, en chemin.
Pour dormir, il a reposé sa tête sur une « pierre de l’endroit ». Cette dernière symbolise étymologiquement la tradition, la relation du père au fils ; après le rêve, à son réveil, il y verse de l’huile, une onction. Bethel, la maison de Dieu, est le nom donné au lieu.
S’il part d’un texte biblique, le baroque de Martine Chittofrati est en fait mis au service d’une interrogation sur le rêve et la création.
Le sens de l’œuvre : une origine
Le songe du dormeur et les anges sont à la convergence de ses questionnements spirituels et artistiques. Un tableau de la fin du gothique, l’Échelle de Jacob de Nicolas Dipre (école d’Avignon début XVIe), l’avait fascinée et à l’origine de cette installation :
« Ce tableau de l’École d’Avignon m’accompagne depuis mes années d’études. De degré en degré, de vie en vie peut-être, chaque échelon figure une progression, un effort consenti à se maîtriser, à se surpasser. Ainsi, l’être « monte » toujours plus haut vers les plans supérieurs. L’échelle symbolise l’ascension graduelle de l’âme. La ligne verticale est l’image la plus simple de la relation de la terre au ciel, autrement dit du monde matériel au monde divin. Cette relation trouve son support le plus accompli chez l’être humain qui par sa nature participe à la fois de la terre et du ciel : de la terre par son corps fait de matière et du ciel par sa conscience. L’échelle de Jacob est aussi en nous, elle est un pont, un passage, elle représente alors ce même chemin de la matérialité vers la spiritualité, de l’humain au divin, de l’ombre vers la lumière. Je l’associe à la notion de transcendance qui, pour moi, est nécessairement liée à la création. »
Le dormeur et le monument
Pour signifier l’origine de cette élévation, Martine Chittofrati a déposé la petite sculpture d’un dormeur, ainsi qu’une échelle stylisée en corde, sur le rebord du monument à la guerre de 14-18, accolé au mur de la chapelle et qui est donc voilé le temps de l’exposition.
Deux objets statiques pour exprimer une dynamique !
Curieux endroit pourrait-on dire, mais en fait ce choix purement fonctionnel -trouver un endroit où déposer un petit objet facilement visible- entre curieusement en résonance avec le sens du récit biblique.
Un homme allongé sur le sol, une promesse de paix, une engagement de Dieu à ne pas l’abandonner, Béthel la préfiguration de la fondation d’un monument, le futur temple : ce que l’on trouve dans le texte entretient une sorte de lien inconscient avec la stèle déposée à Saint-Merry : des morts de la guerre, des allongés, une pierre pour se souvenir… Avec une différence notoire, Jacob est dans la promesse de la vie, le monument est érigé à ceux qui ont perdu la vie !
Le texte dit aussi que Jacob fut terrorisé d’être face à Dieu dans son rêve.
Or, la figure du dormeur de Martine Chittofrati est bien calme et détendue pour un tel rêve !
Au-dessus du visage du dormeur, un autre visage, un masque, l’autre de lui-même. Le rêve ? Une image de Dieu veillant sur le dormeur ? L’inconscient de Jacob ?
Une belle idée artistique pour des questions multiples.
Mais figurer l’inconscient qui travaille Jacob par cette deuxième figure humaine peut sembler bien étrange du point de vue psychanalytique…
Le rêve.
Cette partie du texte sur Jacob et plus encore l’autre épisode, le combat avec l’ange, ont donné lieu à une vaste littérature dans les champs spirituel et psychanalytique, voire les deux à la fois. Lydia Basset en donne une intéressante synthèse :
Dieu n’a pas de meilleur allié que notre inconscient pour nous faire accéder à notre vérité personnelle en se faisant Lui-même connaître comme allié inconditionnel de notre identité vraie ! (in La sainte colère, Caïn, Job, Jacob)
Dans le Zohar, le Livre de la splendeur de la kabbale juive, on peut trouver aussi des correspondances avec les intentions de Martine Chittofrati :
« Quand un homme se couche pour dormir, son âme le quitte et s’élève vers l’En-Haut. Dieu se révèle à elle selon le destin qu’elle s’est choisi et lui accorde Sa grâce selon sa sagesse. Au premier barreau, le songe. Au deuxième, la vision. Au troisième, la prophétie. »
Mais en fait, ici, Martine Chittofrati laisse aux deux artistes l’accompagnant le soin de parler pour elle et accessoirement d’évoquer le rêve de Jacob : Jean-François Larrouzé, par la bande son, et France Ménard, la poète, intégrant dans les panneaux des mots liés au rêve (Épilogue I). On pourrait appeler cela un acte de co-sensibilité.
Les anges : une confrontation de points de vue
Lorsque l’on visite la chapelle de Communion, on aperçoit immédiatement les anges sculptés par les frères Slodtz, ainsi que les angelots du tableau de Charles Coypel (1749), « Les pèlerins d’Emmaüs ».
Ils sont petits, naviguent de manière espiègle entre ciel et la terre autour d’objets symboliques du religieux. Ces putti sont les descendants des Amours de l’Antiquité (dont Cupidon) et ont une fonction précise donnée par le Concile de Trente (1545) sur les questions liturgiques. En effet, dans le cadre de l’offensive de la contre réforme catholique, ils étaient censés envahir les supports artistiques et certifier la présence du Ciel dans les sacrements. Ce code et cette fonctionnalité symbolique sont traités à profusion dès la Renaissance et encore plus par le Baroque dans toute l’Europe. Les artistes s’en donnent à cœur joie !
Avec Martine Chittofrati, les anges prennent une autre dimension, ils ne sont pas roses et joufflus, mais charpentés, immenses et traités avant tout par le trait. Quand on examine ses travaux antérieurs, on constate qu’ils sont dans la même veine : des hommes et des femmes, qui n’ont rien de religieux, rien de chaotique. Des hommes ? Des femmes ?
En tout cas, les corps disent la sensualité, l’élégance et aussi la force. Rubens et Le Caravage étaient aussi dans ce registre, mais ils l’exprimaient par la peinture avec des formes pleines.
Ce qui semble l’intéresser, ce n’est pas le symbole, éventuellement réinventé, de l’ange, mais le mouvement, l’élévation de la matière, l’évocation des sculptures baroquse romaines transformées en dessin pour une église parisienne.
L’artiste se transforme en passeur du baroque italien vers le rococo français. Ses anges parlent surtout de la création, donc de l’artiste elle-même ; c’est pour cela qu’ils semblent si peu religieux, tant l’exaltation des corps est grande !
Fascinée par les sculptures baroques, je les dessine surtout dans les églises. Elles représentent ce paradoxe d’échapper à la pesanteur de leur matérialité pour faire passer l’énergie seule. C’est elles que j’essaie de retenir dans mes dessins, cette tension très forte, cette énergie que je restitue avec un trait de pinceau.
…Qui mieux qu’un ange figurerait mon aspiration ? Avec le songe de Jacob, ils se déplacent entre la terre et le ciel et incarnent la puissance créatrice.
Le baroque de Martine Chittofrati
Elle utilise l’encre avec d’autres medias très contemporains : le tissu non tissé, l’acrylique. Elle est bien dans le registre baroque, avec la saturation de la chapelle en œuvres, frisant le risque de l’alourdissement, des contre-plongées, les exagérations de mouvement, sa volonté d’aller chercher la lumière des lanterneaux, la tension des corps. Mais elle épure les formes du baroque en affirmant avant tout les traits des personnages, la peinture étant inexistante, sauf pour rehausser les contours.
Le baroque c’est aussi le mélange des genres. Ne faisait-on pas chanter des opéras féminins par des hommes au XVIIIe ? Le genre architecture n’était-il pas mêlé avec la conception des grands paysages ? À Saint-Merry, l’interférence des disciplines et arts est exprimé dans le tableau de Coypel : c’est un trompe-l’œil, l’architecture des colonnes se prolonge dans la peinture, le lanterneau réel de la chapelle est peint.
Martine Chittofrati transgresse aussi les limites : ses anges sont des hommes et des femmes (comme à Santa Maria del Popolo) qui peuvent aussi emprunter des attributs à l’autre sexe ; elle inclut des lettres à ses tissus peints ; elle associe un poète et un musicien, etc. Les frontières entre son, texte et visuel sont allègrement franchies.
Ses lettres sont des signes peints, elles volent comme des putti autour des corps et non comme ceux du baroque XVIIIe autour du religieux ! Glissement de formes, glissement de sens, c’est là où se nichent les différences du XXIe.
Enfin, dans ses voyages, elle ne peint sur motif que des sculptures et non des peintures. Ce que nous voyons est donc le résultat du passage de la sculpture au dessin, sa quête étant de saisir le mouvement, et notamment celui des sentiments.
En revanche, l’artiste du XXIe et celui du XVIIIe sont bien dans l’orchestration du débordement, dans la jouissance de leur art et veulent le faire partager.
Martine Chittofrati ne cache pas son admiration à l’égard d’Ernest Pignon-Ernest, (lire article de V&D sur une récente exposition : Extases) qui a truffé les murs les plus ordinaires de Naples de ses affiches, œuvres liées à l’endroit où elles ont été peintes. Ce maître du baroque contemporain a une posture engagée : il fait des œuvres de situations (les tragédies de Naples) bien plus qu’il ne peint sur le motif.
À Saint-Merry, Martine Chittofrati adopte une position très différente, ni politique, ni sociale : elle reste dans l’art. Ses croquis romains et vénitiens sont exaltés en fonction de la chapelle baroque, avec laquelle elle cherche à dialoguer. Ainsi, elle ne peint ni Saint-Merry, ni Paris mais elle importe Rome, principalement, et son baroque et recherche le dialogue avec le rococo français.
Si le texte sur Jacob lui permet d’exposer ses visions du rêve, l’enjeu est ailleurs : elle fait partager son émotion de peintre et notamment ses émotions de femme (cf. la dernière exposition de Beaubourg : Elles).
Et elle y réussit dans une expo minutieusement montée !
Pour contacter l’artiste : chittofrati.martine@orange.fr
À télécharger et à lire les quatre documents liés à l’exposition ci-dessous
>>
Retour page d’accueil et derniers articles parus >>>
>>
Recevoir la lettre mensuelle de Voir et Dire et ses articles ou dossiers de commentaires d’expositions, abonnez-vous >>>
Merci de faire connaître ce site dans vos réseaux.
Messages
1. Martine Chittofrati, L’échelle de Jacob, 19 mai 2011, 09:39, par marie-therese joudiou
Martine Chittofrati, bien présente dimanche dernier, réalise par son contact, ce qu’elle met en beauté dans son oeuvre. Le dialogue avec des oeuvres du passé, des sources bibliques et les sources du rêve, de nos rêves.
la présentation de cette artiste et de son oeuvre sur le site est tout à fait passionnante.
MTJ