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Mark Weighton. Dodecad. Exposition été 2015 à Saint-Merry



Peindre en visant la perfection, concevoir les chiffres comme un langage pour dire l’univers et la transcendance. Douze tableaux hypnotiques ; l’exposition d’été de Saint-Merry s’impose par sa rigueur et son originalité.

Dodecad est l’aboutissement d’un projet de longue date, conçu pour Saint-Merry par un artiste anglais, fondamentalement ancré dans une approche philosophique platonicienne de l’art.

Douze tableaux carrés de grande taille (1,20x1,20m), assemblés deux par deux et suspendus entre les arches. Tous ont été réalisés patiemment dans une résidence conventuelle, Ladywell du Surrey (Angleterre).

Un treizième, bien plus grand (3mx3m), sera réalisé dans l’église à même le sol, fin juillet ou septembre dans un style différent.

Tous ont été peints à la main et au compas, et non à l’ordinateur avec impression sur toile. Le savoir-peindre de Mark Weighton relève de celui des grands maîtres de la peinture hyperréalistes à une différence près, les sujets sont géométriques et spirituels, non triviaux.

Placée dans le cadre d’une église, l’œuvre gigantesque pourrait être perçue uniquement comme une nouvelle interprétation de la Cène ou éventuellement comme l’envoi des apôtres, par deux comme le précisent les Textes.

Mais cette œuvre d’une très grande complexité va au-delà et ouvre par la forme, les couleurs et l’ordonnancement sur bien d’autres voies.

Dodecad. Une analyse

[**Les chiffres comme des lettres*]

Il y a de l’iconoclasme dans Dodecad ! Le refus de représenter des visages pour dire, à sa manière, la transcendance. On connaissait depuis les XVIe et XVIIe siècles des retables uniquement écrits et Magritte a fait prendre conscience que, en peinture, les images relèvent d’un langage construit au même titre que des mots. Un concepteur typographe, le célèbre Bernois Adrian Frutiger , a théorisé son approche dans « L’homme et ses signes » et a travaillé le graphisme de ses lettres sur le mode de la peinture pour en faire une lecture d’épisodes bibliques, chaque lettre inventée étant l’expression spirituelle ou psychique des protagonistes. De son côté, Paul Klee utilisait le langage musical pour faire de la peinture. Mark Weighton est dans cette lignée tout-à-la fois conceptuelle et sensible à la fois.

Ici, chaque tableau carré, signe connu d’une volonté de perfection, exprime un chiffre comme une sorte d’enluminure, et non sous la forme habituelle de la typographie déformée du chiffre arabe ou romain. À l’aide de cercles et de figures multiples toutes différentes, il signifie à la fois le chiffre et le nombre, mesurant la quantité ; plus on croît et plus le tableau gagne en densité visuelle et en complexité.
Cela semble un jeu ; il suffit de compter le nombre de disques ou de figures dominantes pour connaître le titre. Ce ne sont pas des formes abstraites, mais bien concrètes, à la rigueur implacable. Les chiffres sont en eux-mêmes des ordres et renvoient à l’ordre d’une pensée préalable à l’œuvre, à une unité dans la diversité. La matérialité, la couleur de chaque toile contribuent à l’idée de chiffre. Chaque tableau est spécifique et autonome, mais ne trouve de sens que relié à l’ensemble.

Les couleurs, souvent flashy, ont été déterminées par une tierce personne [1] sur le mode de la synesthésie, utilisée par Baudelaire et Rimbaud dans leurs poèmes pour associer lettres, mots, couleurs ou odeurs. Mark Weighton est à la fois un peintre-artisan dans la fabrication de chaque toile, mais aussi un artiste conceptuel par la rigueur et les règles préalables qu’il s’est imposées pour donner forme à sa pensée.

Sa technique, celle de la planéité de la peinture moderne pour traiter les sujets, rivalise avec celle des peintres hyperréalistes des 70’s et 80’s qui pouvaient représenter des paysages urbains aussi précisément que des photos, en offrant une vue avec beaucoup de perspectives. Mais alors que ces derniers trompaient le spectateur en lui révélant par leurs sujets la superficialité du monde, Mark Weighton est dans un tout autre projet, aller dans les profondeurs de la création en utilisant un art concret, dont on trouve les fondements décrits par le philosophe A. Kojève en 1936 alors qu’il évoque les œuvres de Kandinsky [2] . Il n’y a pas d’abstraction (issue de la nature comme dans les premiers tableaux du maître allemand) dans Dodecad, mais de la géométrie, des topographies différentes.

[**Douze tableaux : les bases d’un langage et un outillage pour l’esprit ?*]

Tout est contrôlé et minutieusement produit au rythme d’un mois par tableau. Le dessin préalable est ensuite carroyé et reproduit à la main sur la toile dans toutes les nuances de couleurs choisies au préalable, une sorte de travail de moine ou de producteur d’icône.

Si les tableaux montent en complexité de un à douze ; ils sont à l’opposé du chaos par leur organisation interne et leur accrochage dans la nef de Saint-Merry. Chaque toile est construite à l’aide d’éléments peints en formes élémentaires (cercles, disques, carrés, triangles), mis en tension, voire reliés par des lignes, mais de manière harmonieuse, avec une visée de perfection et de beauté.

Chaque tableau est un monde, une cosmogonie, on pourrait dire un paysage mental car Mark Weighton a travaillé le Land Art aussi.
Par son dynamisme visuel, cet art puise dans l’art cinétique mais la stabilité des formes et leur permanence demeurent premières, un peu comme en biologie dans la composition de l’ADN.
Un grand artiste américain , Philippe Taaffe , a lui aussi produit des tableaux de ce type, avec des techniques méditatives, dans un registre proche de l’abstraction ou du décoratif, mais dans une perspective post-moderne de classification des styles et explorant les interrelations entre formes artistiques, nature, archéologie et architecture.
Mark Weighton a une visée totalement différente, il s’intéresse aux outils pour dire le monde et sa fabrication. Le premier tiendrait de l’archiviste des images contemporaines, l’artiste exposé à Saint-Merry du peintre-philosophe, à la recherche des composants de base de la pensée, ou du linguiste scrutant les caractères d’une langue dans sa culture. Le texte lyrique élaboré par l’artiste (voir ci-dessous) affirme les fondements de sa vision : avec douze chiffres, les hommes ont été capables de tout créer, à l’image du Créateur.

[**Un style au service d’un sens. Des mandalas ?*]

Suspendu dans un bâtiment d’église, Dodecad fait figure d’un ensemble de vitraux d’un nouveau type [3] , non pas ceux qui laissent passer la lumière, mais ceux qui la renvoient colorée dans la nef. On pourrait aussi le rapprocher d’une iconostase où les icônes des saints sont parfaitement alignées et illustrent les Textes ou donnent à prier des figures de sainteté.

Mais c’est de la forme mandala que l’ensemble peut sembler le plus proche. Ce type d’œuvres qui dépasse le cadre des tantras est très complexe, se retrouve dans les labyrinthes et rosaces occidentales et se décline sur un mode contemporain (voir dossier Mandala de Voir et Dire), ainsi celui de Lob Koelewijn (2011) élaboré en sable à Amsterdam. Le caractère circulaire interne des œuvres, leur traduction hypnotique laisse planer un mystère à découvrir par le visiteur. Mais, ici, c’est l’ensemble qui fait mandala, en tant qu’invitation à la méditation, et se veut initiation à un langage permettant d’accéder au Créateur. La disposition en vis-à-vis dans la nef des tableaux colorés mettant le spectateur au centre donne une impression du même type que l’on ressent devant les œuvres bouddhistes, où l’on est perdu dans un univers qui vous échappe.

« L ‘analyse de la forme extérieure doit nous montrer le chemin de son intérieur.
 »
Kandinsky (in Point et ligne sur plan)

Sans nul doute l’artiste, familier de Saint-Merry et de sa communauté ouverte si particulière, qui a conçu l’œuvre en faisant une longue retraite dans un couvent de Franciscaines anglaises (Ladywell-Surrey), ne peut nier sa parenté avec des approches spirituelles et religieuses. Mais son projet est autre et ambitionne d’être plus universel : remonter au langage des douze premiers chiffres qui, selon lui, seraient à la base de la conception de la nature, des mythes mais aussi de la fabrication du monde tangible par l’homme. Du point de vue symbolique, l’artiste n’a pas tort puisque la salle aux ours de la grotte Chauvet (36 000 ans) comprend le dessin de douze crânes d’ours en cercle et il signale quelques uns des multiples textes mythiques ou ce chiffre est utilisé. Dans ces conditions, les douze tableaux et le treizième peuvent être une représentation nouvelle et concrète de la Cène mais doivent être insérer dans un ensemble bien plus vaste de la pensée humaine.
Il est possible de donner une interprétation complémentaire des lignes peintes entre les différentes polarités de chaque tableau. L’artiste explore sa perception de l’existence où tous les êtres sont reliés. Il s’agit pour lui d’exprimer toute une spiritualité que les titres de ses précédentes expositions ne cachent pas : « The one and the many », « Incontrovertible evidence for the existence of God ».

[**
Dodecad : une peinture platonicienne ?*]

Mark Weighton est sans nul doute un artiste de haute culture qui affirme avoir puisé dans la tradition platonicienne pour approcher l’absolu, pour parler du Cosmos au travers de sa peinture et affirmer que le chiffre douze est un moyen de saisir l’interface entre l’humanité et Dieu. L’artiste insiste sur la quête d’unité de l’homme telle qu’elle a été formulée par la philosophie grecque.

L’Idée, l’unité, le beau et la perfection, l’ordre sous jacent, sont au cœur de la pensée de Mark Weighton mais son questionnement semble relever plutôt d’une visée néoplatonicienne, telle que Plotin l’a construite et qui a ensuite influencé saint Augustin, MaîtreEckhart ou saint Jean de la Croix. L’extrême rigueur et l’ordre de la pensée du peintre-philosophe sont accompagnés d’une mystique [4] permettant d’approcher ce Un inexprimable. Le rapport entre le tout Un et ses éléments, l’importance de la beauté et de la raison sont des marqueurs du néoplatonisme et des préoccupations que l’on retrouve dans l’élaboration de chacun des tableaux de Dodecad et de l’œuvre complète.

Les expressions imagées des chiffres à la densité croissante semblent faire de chaque tableau une monade que l’artiste présente pour penser la totalité du monde. On serait alors proche de la métaphysique de Giordano Bruno, un ultime néoplatonicien, qui au XVIe pensait l’univers comme infini, avec des mondes différents, mais pénétrés du même Esprit.

C’est en regardant chacun des tableaux précisément, en se laissant happer par leur pouvoir hypnotique et onirique, en dépit de leur extrême ordre stable, que l’on prend mesure de la pensée de Mark Weighton, de son désir d’universalité et d’unité.

Par sa rigueur, son originalité et la joie de ses couleurs, cette exposition donne la tonalité des évènements de l’automne marquant le 40eme anniversaire du Centre Pastoral Halles Beaubourg.

Jean Deuzèmes

Présentation de Dodecad par Marc Weigthon

« Le grand livre de l’univers a été écrit dans le langage des mathématiques et ses caractères sont des triangles, des cercles et d’autres figures géométriques sans lesquelles il est impossible de comprendre un seul mot du livre.  » Galilée, 1623.

Dodecad est une collection une série de douze tableaux, dont chacun représente un chiffre, de un à douze. L’image peinte est dérivée de la géométrie du nombre qui est le sujet-même de la toile. Depuis leurs origines mathématiques, les peintures sont devenues des matrices complexes, visuellement envoûtantes, minutieusement exécutées dans une gamme variée de couleurs. Le mot Dodecad vient du grec et désigne tout ensemble de douze éléments. Les nombres et leur insertion visuelle dans la géométrie étaient présents dans le monde naturel longtemps avant que l’humanité soit capable de les définir sur les plans linguistique et conceptuel. Ils existent en tant que langue éternelle, indépendante des perceptions de l’homme et, à ce titre, leurs représentations dans de nombreuses cultures ont été considérées comme sacrées.

L’expression de ce langage universel et la compréhension que nous en avons sont au cœur de tous les aspects du progrès culturel et nous ne trouverons pas de meilleur lieu d’exposition qu’une ville moderne comme Paris, avec sa magnifique architecture et sa culture accomplie. Immeubles, cathédrales et églises, tours et maisons, hôpitaux, universités et théâtres, musées et galeries : leur existence relève de la logique du nombre, offrant des espaces à la variété incroyable de l’activité humaine présente dans et autour d’eux.

Les nombres fournissent la structure dans laquelle toute civilisation peut se manifester et l’une des fondations de cette structure est l’ensemble de 1 à 12.

Cette douzaine magnifique est, pour l’humanité, l’un des points de référence dans la langue propre à un univers intelligent qui, malgré nos avancées scientifiques, est encore largement en-deçà de notre compréhension.

Douze est au cœur de notre mythologie et de notre représentation du monde. Des groupes de douze autour d’un maître prolifèrent dans les grands textes et les légendes : Jésus et ses disciples ; le roi Arthur et ses Chevaliers ; Salomon et les douze tribus d’Israël ; Odin qui a dirigé les douze dieux de la Scandinavie ; saint Finian et les douze érudits et saints de l’ancienne Irlande. Chaque groupe reflète les proportions anciennement reconnues et les divisions zodiacales du ciel.

Les douze premiers chiffres sont employés dans la mesure du temps qui aide à définir notre Cosmos, terme des philosophes pour dire la totalité ou l’univers entier. Ils ont permis à l’homme d’observer ce dernier, d’être autonome et de bâtir le monde. Ces douze chiffres sont ainsi l’interface principale de l’humanité avec la nature illimitée de la vie, historiquement décrite comme le point de rencontre entre l’esprit des hommes et l’esprit incommensurable de Dieu.
MW


L’exposition est visible à Saint-merry du 20 juillet au 20 septembre 2015, tous les après-midis


[1L’ami d’un de ses fils.

[2Les peintures « non-représentatives » ou « totales et absolues » de Kandinsky sont concrètes et objectives : objectives – parce qu’elles n’impliquent et n’exigent aucun rapport subjectif venant soit du peintre soit du contemplateur ; concrètes – parce qu’elles ne sont pas des abstractions de quoi que ce soit, qui existe en dehors d’elles, mais des Univers complets et réels, qui existent en-par-et-pour-eux-mêmes au même titre que l’Univers non-artistique, cité dans le catalogue de l’exposition Kandinsky de Beaubourg (2009), p224.

[3Le Chiffre Un fait penser à l’œuvre magnifique de Robert Morris, les vitraux de la cathédrale de Maguelone-2002.

[4On peut se demander si sa mise en résidence artistique dans un couvent de Franciscaines n’a pas accentué ce mysticisme.

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