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La photographie objective allemande, des années 70 à nos jours



Une école initiée par les Bechter à Düsseldorf et toujours aussi féconde

Si l’on entend par école tout courant artistique qui trouve sa source dans un enseignement et se diffuse largement ailleurs sans que l’esprit en soit perdu, alors l’objectivité photographique définie à la fin des années 60 par les Becher à la Kunstakademie de Düsseldorf en est une.

Cette filiation d’esprit a été maintenue à un haut niveau d’exigence par Andreas Gursky, Axel Hütte, Candida Höfer, Klaus Mettig, Thomas Ruff, Elger Esser, Beat Streuli, Thomas Struth et bien d’autres jusqu’à aujourd’hui, avec des déclinaisons très riches.Tous ont bénéficié directement de l’enseignement du couple de photographes, les Becher, et ont ensuite interprété leurs principes.

La photographie humaniste avant les Becher

À la sortie de la deuxième guerre, se développe un courant de la photographie mettant au centre de son propos la personne humaine et rendant compte de la reconstruction des pays, notamment dans le cadre du plan Marshall. Tous ces artistes partagent une vision essentialiste et lyrique de l’homme et s’appuient sur l’idée d’une nature humaine universelle (Lire le dossier très bien documenté d’une expo récente à la BNF. à télécharger en fin de dossier)

En France, ce furent Henri Cartier-Bresson, Robert Doisneau, Willy Ronis. Mais ce courant eut une dimension internationale et une des figures de proue fut W.
Eugene Smith qui créa la figure de l’artiste de reportage mettant en avant les héros de la vie ordinaire (infirmière, médecin) ou extraordinaire (Albert Schweitzer). En creux il faisait aussi du photographe un héro des temps modernes.

C’étaient des artistes engagés, mettant leur art au service d’une vision de la société. Ils construisaient les valeurs morales du photographe tout en vivant de la commande de grands magazines (Life magazine).

Mais avec l’émergence des guerres postcoloniales, surtout celles de Corée et du Vietnam, ce courant ne fut plus unanimement partagé. Les enjeux idéologiques amenèrent certains à utiliser la photo à des fins de contestations politiques, tandis que d’autres retournèrent aux questions intrinsèques à l’art. C’est ainsi que l’Allemagne vit se développer des courants qui entendaient s’éloigner de l’astreinte du reportage, afin de construire une vision plus artistique, mais selon des modalités différentes.

L’école de Essen

Otto Steinert, enseignant à Essen grande ville industrielle de la Ruhr, préconise dès l’après-guerre une photographie subjective mettant l’accent sur l’expérimentation personnelle et la poésie des images. La photographie subjective fait directement référence à la « nouvelle photographie » des années 1920 ; celle-ci est prônée par les artistes du Bauhaus et quelques initiateurs d’une photographie expérimentale, dans l’entre-deux-guerres.

Elle se veut « photographie d’auteur ». En allant jusqu’à l’abstraction, la photo n’a pas à reproduire de manière objective ou naturaliste un objet mais elle doit construire une interprétation imagée et personnelle. C’est donc une réelle école qui voit ainsi le jour dans la Ruhr, des années 1950 à 1963.

L’école de Düsseldorf et les Becher

À quelques dizaines de km de Essen, à l ‘académie des Beaux arts de Düsseldorf, Bernd Becher (1931-2007), enseignant à l’académie des Beaux-Arts et sa femme Hilla (1934), adopte une position artistique inverse en plaçant la photographie du côté du document et prône une complète objectivité. Ils développent un enseignement très exigeant qui attire des générations d’élèves durant plusieurs décennies.

Et pourtant, Steiner et les Becher ont un point commun : ils s’inscrivent dans l’histoire de l’art et les traditions picturales ou artistiques antérieures, et veulent apporter un point de vue alternatif à la vision dominante française de « l’instant décisif » (« de tout les moyens d’expressions, la photographie est le seul qui fixe un instant précis » disait Henri Cartier-Bresson), en proposant des protocoles antérieurs à la prise de la photo. Rien n’est laissé au hasard.

Le contexte local est porteur, car Düsseldorf est traditionnellement un foyer des avant-gardes artistiques allemandes, avec Sigmar Pölke et Gerhard Richter qui sont eux-mêmes anciens élèves de Joseph Beuys.

Les Becher vont se lancer dans un vaste programme de recensement des équipements, usines et bâtiments industriels, en les transformant en véritables monuments.

Les photographies respectent un protocole minutieux : lumière neutre (photos prises tôt le matin), cadrage frontal et serré, absence de nuage, de personnages… Les tirages toujours en N&B sont ensuite présentés et regroupés par 6 ou 9 de façon à constituer des typologies de sites (hauts fourneaux, cheminées, bâtiments techniques, etc.). Ils sont accompagnés d’informations écrites. Un travail d’archivistes visuels !

Pour Hilla Becher, « la photographie est une esthétique qui informe ». Ainsi, l’objectivité ne s’identifie pas à une sorte de vérité de la photo, elle est plutôt du côté de l’outil, du fonctionnel. Avec les Becher, l’image photographique a des fonctions précises et relève de la technique de l’inventaire, elle ne recherche pas l’émotion ou l’empathie.

En fait, cette démarche se situe dans la lignée d’un autre grand photographe allemand, August Sander, des années 20 qui avait entrepris de construire une typologie de l’homme du XXe siècle au travers des métiers exercés.

Le courant des Becher est immédiatement reconnu par les artistes conceptuels et minimalistes (de l’époque où le concept présidant à l’œuvre prévaut, qui sont en opposition avec le débordement subjectif d’un Pollock ou de la figuration souvent cynique du Pop art. Des artistes américains comme Carl André et Sol Le Witt parlent ainsi de l’œuvre des Becher comme « un catalogue de formes pures ».
Cette école allemande, par ses harmoniques avec d’autres approches, prend alors une dimension internationale.

Les disciples des Becher n’ont pas retenu la vision du catalogue, cette recherche scientifique servie par l’image, mais on y retrouve certaines constantes comme les cadrages, les visions frontales et la volonté de distanciation. Chacun développe un des aspects des Becher ou en prend le contrepied (Gursky et ses foules).

Ils sont de l’époque de la globalisation et ils en rendent compte ou la mettent à distance et la critiquent implicitement en abordant des objets de la culture d’époques antérieures, qui étaient marqués par des visions nationales ; cependant par leur prise de vue, ils leur conférent une valeur universelle.

Andréas Gursky (né en 1955) est le plus connu de cette descendance et l’une des stars du marché international. Il a été aussi l’élève de Steinert ! C’est un enregistreur du monde, qui s’exprime sur le mode du très grand format (plusieurs mètres) avec désormais des équipes techniques analogues à celles du cinéma.

Il privilégie la technique du point de vue orthogonal supposé éliminer toute déformation. L’image peut être prise durant plusieurs jours à partir de points de vue différents puis ensuite assemblée en studio. Il présente ainsi de manière distanciée sa perception de l’usine, du commerce, des boîtes de nuits, des salles de marché du capitalisme triomphant.

Gigantesques, totalement abouties techniquement, ces œuvres provoquent la fascination pour ce monde de fourmis que sont les hommes et les des objets qu’ils produisent ou vendent. L’approche de Gursky relève de la démesure de la nature ou de l’univers forgé par l’homme ; cela n’est pas sans rapport avec un certain romantisme allemand.

Gursky pratique la perturbation d’échelle, les hommes et leurs activités étant des sortes de motifs (au sens de la broderie) alors que l’on saisit immédiatement les paysages qui les environnent.

"Conçues comme un tout qui inclut l’ensemble des éléments d’une situation propre au monde contemporain, un tout refermé sur lui-même, ses photographies correspondent à des images mentales ou des concepts."

Ses images tiennent de l’approche des Becher : frontale, d’une certaine manière froide, techniquement parfaite. Mais elles sont aussi à l’opposé, car si les Becher se refusaient à prendre en considération l’environnement des monuments et toute ornementation, c’est justement la spécificité des lieux que Gursky vise.

Dans ce travail qui utilise toutes les techniques issues des TIC, l’artiste passe un cap en assemblant des images prises à partir d’autres points de vue. Il parle de « composition qui aurait pu exister dans la réalité » car aucun œil n’a pu voir, d’un coup, ce qu’il représente. Il ne s’agit plus alors de la réalité, mais bien plus d’une essence de cette réalité. Il fabrique des images, mais le processus est invisible. Il est bien en ce sens un disciple des Becher.

Ce courant a provoqué son contraire avec une photographie subjective, visant le corps les désirs, les sentiments, notamment Wolfgang Tillmans !

Candida Höfer (née en 1944) reprend une certaine vision des Becher. Elle photographie en grand format les lieux symboliques de notre culture. Elle les monumentalise, non de l’extérieur mais de l’intérieur. En entrant dans les bâtiments, l’artiste est tout à la fois en inversion par rapport aux Becher et en proximité, puisque leur projet était de rendre compte par l’extérieur d’une culture, cependant avant tout industrielle.

Comme chez les Becher, ses univers sont vides d’homme et impressionnants à ce titre. Il n’y a que les traces d’une culture passée. Est-ce de la nostalgie ? Non, ce contraste avec l’univers de consommation est bien plus une réflexion critique en creux de la société actuelle de surconsommation. Plus fondamentalement, cette œuvre qui met l’espace et l’architecture intérieure dans les différents plans de la photo s’avère être une photo du temps solidifié dans la matière et dans les traces de culture (livres, décorations, etc.)

Pourtant cette artiste avait commencé dans les années 70 avec une série de reportages sur la communauté turque, en faisant des photos d’une incroyable précision, frontales, distanciées, et froides sans volonté de donner de message. Il y a quelque chose de cette approche chez Anne Simone Wallinger.

Thomas Ruff (né en 1958) se singularise par des portraits très agrandis, frontaux. En les prenant presque tous pareillement, de face, à hauteur d’œil, de façon distanciée encore plus que les autres de cette école, dans des habits ordinaires, en les agrandissant tout en conservant une incroyable précision, il se veut le plus neutre possible. Il fait ainsi des images génériques qui s’imposent et rendent le spectateur mal à l’aise, car les sujets photographiés ont leurs yeux au niveau des siens ! Les portraits perdent de leur psychologie, ils deviennent génériques et proches du catalogue…

Il a récemment poussé d’un cran sa réflexion sur les images génériques tout d’abord en photographiant des immeubles de grands architectes, mais froidement en leur donnant un statut non d’exception, mais générique, comme des immeubles de grands ensembles.
Puis, il a exercé une regard critique sur la société contemporaine, en puisant dans les stocks d’images porno de la toile, en les agrandissant à l’extrême et en faisant disparaître partiellement leurs origines. Mais la forme photographique, faite de pixels d’individus, crée un très grand malaise et interroge la société des médias. L’héritage des Becher est ici au service d’une pensée critique sur la société des images, celle qui banalise.

Thomas Struth (né en 1954) conserve les même principes que les Becher, mais il les applique à des sujets très variés : la forêt, les musées, les églises, etc. Ce qui caractérise son approche est celle de la démesure de la nature et de la culture devant lesquelles se trouve l’homme, dans des rapports d’échelle où il se trouve souvent très petit.

Alors que dans Gursky, tout est net, ici ce sont souvent les hommes qui sont flous, en petit nombre face-à-face (ou écrasés ?) par les milieux dans lequel ils sont. La recherche de l’artiste relève de la quête de l’originaire de notre culture et de notre monde.

À y regarder de plus près, il y a une approche pictorialiste dans cette œuvre photographique. Cela n’est pas étonnant, car il a fait aussi ses classes avec Gerhard Richter, qui est à la fois photographe et peintre !

Eleger Esser (né en 1967) produit des paysages panoramiques dans les tons sépias sur des formats qui peuvent atteindre les 3x4m ! Avec son approche émotive du pittoresque poussée à l’extrême, il fait plonger le visiteur dans l’émotion, et la beauté, telle que pouvaient les apprécier les romantiques. Il y a de la « sublime mélancolie », mais aussi de la référence explicite au Quattrocentro à partir de simples paysages du Loir-et-Cher. Il y a bien du Bechter à vouloir monumentaliser ce que l’on perçoit dans l’ordinaire. Et il n’y a pas de présence humaine non plus…

Jean Deuzèmes

Voir aussi :

 Axel Hütte,
 Klaus Mettig,
 Beat Streuli,

Lire aussi le dossier du Centre Georges Pompidou

La photo humaniste. Dossier à télécharger

En contrepoint lire article deVoir et Dire sur la photographie française

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