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Jean-Jacques Aillagon. Le créateur reste le seul maître de ses choix.



Libréation lance le débat : L’artiste doit-il être irrespectueux ? Première réponse

Peu avant que se déclenche l’Affaire "Piss Christ", le journal Libération avait lancé un débat intéressant que V&D se propose de relayer. Voici la réponse de Jean-Jacques Aillagon. Lire le dossier de V&D sur Piss Christ


Jean-Jacques Aillagon  : La question est complexe. Elle renvoie en fait à deux interrogations distinctes : l’artiste a-t-il le devoir d’être irrespectueux ? Cela signifierait qu’il n’y aurait d’œuvre que dans l’irrespect. L’artiste a-t-il le droit d’être irrespectueux ? Cela voudrait dire que l’artiste disposerait de droits particuliers, dérogeant éventuellement aux règles qui s’appliquent au commun des hommes. Quelques affaires récentes ont mis en relief la question de cette possible dérogation par rapport aux usages qui fondent les convenances sociales et culturelles. A Avignon, la présentation de Piss Christ d’Andres Serrano, dans la collection Lambert, suscite des protestations, comme celle de A Fire in My Belly de David Wojnarowicz à la National Portrait Gallery de Washington, ou encore celle de la Nona Ora de Maurizio Cattelan représentant Jean-Paul II écrasé par un rocher.

L’artiste doit-il disposer d’une complète liberté, forme suprême de la liberté d’expression ? N’est-ce d’ailleurs pas dans cette liberté que reposent le ressort et l’intérêt même de l’acte créateur ? L’artiste doit, en effet, pouvoir s’affranchir des règles, des conventions et des certitudes, cette liberté concernant tout d’abord les normes esthétiques. L’artiste sera alors irrespectueux et je dirais que c’est tant mieux. Gardons-nous cependant de considérer que seules les marques superficielles et parfois formelles de l’irrespect caractériseraient l’artiste et le consacreraient en tant que tel. L’irrespect est à mes yeux une attitude positive de refus des préjugés. On ne peut, cependant, le réduire aux formes anecdotiques de l’insolence qui ne recherchent, de façon superficielle, que la provocation ou le sensationnalisme.

A vrai dire, entre les écorchés de Fragonard et les cadavres naturalisés de l’exposition « Our Body », je vois une nuance qui réside dans l’essentiel, c’est-à-dire dans l’état d’esprit qui motive la liberté prise par rapport aux conventions. Quand Wim Delvoye se livre à des tatouages sur des cochons ou, qu’avant lui, Hermann Nitsch, actionniste viennois, mettait en scène des sacrifices de bovins ou d’ovins, ils transgressent, de toute évidence, les règles et même les lois qui s’appliquent au traitement des animaux. Dans le même temps, ne peut-on considérer qu’ils nous renvoient, l’un et l’autre, de façon très crue, aux questions de notre relation avec le monde animal, avec la vie et la mort, et que d’une certaine façon ils renouent avec la fascination qu’ont exercé sur les artistes, de tout temps, la mort, la souillure, la saleté, la déjection, comme on le voit dans le retable d’Issenheim de Mathias Grunewald ?

Y a-t-il des limites ? Faut-il des limites ? Qui doit décréter les limites ? Qui doit juger leur transgression ? La question est souvent d’actualité, comme le montrent les actions en justice engagées contre les commissaires de l’exposition « Présumés Innocents » ou contre le château de Versailles à l’occasion de Jeff Koons. Le Petit traité de la liberté de création d’Agnès Tricoire aborde cette question avec précision. Pour ma part, je considère que c’est à l’artiste seul à rester le maître de ses choix et à ceux qui ont la responsabilité de présenter ses œuvres dans l’espace public d’évaluer ce qui est compatible avec l’état des sensibilités qu’elles rencontreront. J’aimerais en tout cas qu’on sache échapper à la désinvolture et à la censure à la fois, y compris à l’autocensure qui est la pire, et que l’on évite de sombrer dans la judiciarisation de la vie culturelle à laquelle invitent les initiatives désormais trop fréquentes de saisine des tribunaux par des individus ou des associations qui s’estiment lésées par la présentation de telle ou telle œuvre qui ne leur convient pas ou qui les choque.

A mon sens, il n’y a pas de création sans liberté. Cette liberté, l’artiste en est à la fois le bénéficiaire et le juge. Elle ne le dispense pas de se souvenir des lois fondamentales qui règlent la solidarité morale et politique de l’espèce humaine, comme les droits de l’homme. On ne saurait imaginer que l’artiste ou l’écrivain, parce qu’il est créateur, pourrait s’affranchir lui-même de ces règles fondamentales. Pouvait-on, en effet, absoudre Céline de son épouvantable antisémitisme parce qu’il avait du talent et encenser son « irrespect » ? Non, bien évidemment.

Jean-Jacques Aillagon Président de l’établissement public du château, du musée et du domaine national de Versailles

Lire aussi l’article de Jack Lang‪

Libération 13 avril 2011

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