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Duane Michals. Arles 2021



« L’enfant prodigue » (1982) et « le paradis retrouvé » (1968) : deux séries de photos du grand photographe américain Duane Michals. Une avant-garde toujours très actuelle, avec humour, justesse et délicate subversion.

Si des sujets tels le paradis et le fils prodigue sont régulièrement traités en peinture, ils le sont moins en photographie.
Or le grand photographe américain Duane Michals les a abordés en deux œuvres dont les localisations dans les expositions « Masculinités. La libération par la photographie » (Les Ateliers) et dans « Trois générations » (LUMA) accentuent le sens.
Duanes Michals est un photographe américain internationalement reconnu, à l’enthousiasme contagieux, étonnamment « vert » pour ses 80 ans. Né à Pittsburgh (comme Andy Warhol), ville industrielle sinistrée depuis, il s’établit à New York où il a commencé à travailler dans les années 60 pour des entreprises, puis de grands magazines de mode, en tirant les portraits de célébrités, condition nécessaire pour pratiquer par ailleurs une photographie artistique en toute indépendance financière.
Il se singularise par la présentation de photos qui se suivent en séquences narratives (comme dans la progression des images d’un film) et l’inscription d’histoires sur ses tirages-mêmes. Il raconte des histoires, avec humour, gravité et profondeur ; « écrivain de la photographie », comme il aime à se définir, il cerne les mouvements de l’âme. Parmi les sujets traités : l’enfance, l’errance, l’amour, la lumière, la mort.
Dans ses deux œuvres, les références artistique et religieuse se mêlent, de façon décalée, avec des mises en scène délicatement subversives.

Cinquante ans plus tard, les sujets abordés par Duane Michals toujours source d’interrogations fécondes et l’occasion de sourire dans l’intime. Ainsi, la séquence , « Grandpa goes to heaven », 1989, où il évoque la mort de son grand-père qui se lève, ouvre la fenêtre, tire légèrement le voilage et s’envole devant les yeux de l’enfant qu’il est resté, suscite toujours l’émotion.

L’artiste est en effet un maître de la mise en scène, savante et complexe, mobilisant des acteurs professionnels ou non. À Arles, en 2009, son œuvre avait fait l’objet d’une rétrospective au Palais de l’Archevêché ; en 2021, il était présent par deux belles œuvres « anciennes ».

The Return of the Prodigal Son. Le retour du fils prodigue, 1982

Si l’on vous dit fils prodigue, vous pensez spontanément à Rembrandt, avec cet homme âgé aux yeux pleins de tendresse, peint dans une aura de lumière sourde, posant ses larges mains sur les épaules du fils, au milieu d’un groupe dans la pénombre.
En 1982, avec « Le retour du fils prodigue » (cinq tirages gélatino-argentiques avec texte écrit à la main), Duane Michel propose une séquence de cinq photos réduites à deux personnages seulement.

Le père (l’artiste lui-même) à son bureau est dérangé par l’arrivée de son fils nu et dévoré de culpabilité ; il se retourne, l’écoute, puis prend sur lui sa peine et sa honte en se déshabillant, en lui donnant ses propres habits jusqu’à se retrouver nu. Les deux s’embrassent dans l’amour l’un pour l’autre. Quoi de plus naturel et juste dans une telle photo pour un artiste hétérosexuel, ou homosexuel comme lui, serein et non militant.
Cette séquence reprend la tonalité du texte de Luc : « Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. » Luc 15-20

L’autre aspect intéressant de ces cinq photos tient à leur positionnement à Arles : un petit mur de la grande exposition de 2021 « Masculinités. La libération par la photographie » où ces clichés font partie de 350 œuvres rassemblées par Alona Prado, la commissaire, au terme d’une recherche féministe ayant duré cinq ans. Elle y explorait les nombreuses façons dont la masculinité a été vécue, codée et socialement construite, et défendait une vision débarrassée des attentes sociales et des normes de genre, où l’on parle désormais de fluidité des genres.

« Le retour du fils prodigue » se situait à la fin de cette exposition dans le chapitre « À domicile : famille et paternité » où la commissaire montre des photos à contre-courant des stéréotypes de la virilité, même vieillissante. La commissaire a été intéressée par la manière dont le photographe américain subvertit l’idée traditionnelle du père en tant que figure d’autorité. Dans le dernier cliché, « il endosse la honte et la vulnérabilité ressenties par son fils, dans un acte d’amour inconditionnel » pouvait-on lire sur le cartel.

On peut alors élargir cette vision civique et militante féministe de la lutte contre les stéréotypes. En effet, elle n’est pas éloignée de textes sur la kénose, un terme technique de théologie exprimant le dépouillement de Dieu, le Fils comme le Père (Philippiens, 2, 5-1). Un moine bénédictin Simon Pierre Arnold, est revenu récemment sur cette question dans Dieu est nu, Hymne à la divine fragilité, éd. Novalis, 2019. (lire extrait du livre)

Simon Pierre Arnold.Dieu est nu, Hymne à la divine fragilité. Extrait

Ainsi donc cette œuvre demeure toujours actuelle par son esthétique, mais aussi par son utilisation des références religieuses, en se distinguant fondamentalement des représentations habituelles.

Paradise Regained, Le Paradis retrouvé, 1968

Cet ensemble de six tirages gélatino-argentiques avec texte écrit à la main fait partie de la collection appartenant à la Fondation Emmanuel Emanuel Hoffmann à Bâle, qui depuis l’entre-deux-guerres avait rassemblé des œuvres ouvertes sur le futur. En 2021, cette œuvre était présentée dans la première exposition de la toute nouvelle institution LUMA (la fameuse tour de Franck Gehry) : « Trois générations ». La problématique, très différente du précédent accrochage, consistait à mettre en avant l’ambition d’un collectionneur d’œuvres d’avant-garde, comme celle-ci, et de faire dialoguer certaines venant d’époques et de sensibilités très différentes, de montrer qu’elles ont du sens aujourd’hui.

« Paradise Regained » montre un couple banal, à la pose théâtrale, dans un environnement familier de bureau, où les biens matériels sont remplacés successivement dans les photos par des plantes, tandis que les protagonistes reviennent progressivement à “l’état de nature”…

Du portrait de jeunes cadres de l’Amérique, à l’époque d’une crise d’identité, on glisse vers une représentation de la figure biblique d’Adam et Ève au paradis, du modernisme on passe au retour à la nature. L’appareil photo ne décrit ni le réel ni une fiction, il exprime l’idée du photographe qui mêle expérience visuelle et recherche spirituelle. Le cœur du sujet de Duane Michals est à nouveau la condition humaine. À cette époque Duane Michals était intrigué par les tableaux de jungle débordante du douanier Rousseau et ses personnages immobiles.
Duane Michals, élevé dans une famille catholique, se déclarait comme un « athée furieux », mais il a gardé la force des images et des textes mythiques de la Bible, comme dans la série précédente. Ici, il réinverse la chute biblique : l’Adam et l’Ève des temps modernes ont abandonné leur existence contrainte, insatisfaite, aseptisée et ont restauré une unité initiale avec la nature dont ils émergent, avec délicatesse, dans le dernier cliché.

Le titre n’est pas neutre, il a déjà été utilisé pour ce grand texte (1671) du poète anglais chrétien, John Milton, qui traite de l’épisode de la tentation du Christ par Satan, la victoire du Christ mettant fin à la chute biblique et ouvrant au rétablissement de la relation à Dieu. Le cadre de la rencontre est, ici, un désert très rude pour l’homme.

Le travail de Duane Michals n’est ni moral, ni chrétien. C’est avant tout la critique ludique de la condition moderne. L’artiste exprime un idéal d’unité avec la nature, rédemptrice. Lorsque le couple perd ses habits, il est mis sur un plan d’égalité, ramené à une sorte d’état naturel. De façon étrange, ou peut-être humoristique, le couple reste dans la même immobilité, comme s’il était ignorant de sa propre métamorphose, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde ! L’ancien cadre de vie et de travail, lui, a muté.

Cette photo de 1968, qui ne traite absolument pas de la révolution sexuelle en cours, résonne d’une grande actualité à l’époque post COVID, où les discours contre l’ancien travail en bureau sont vifs et où la nature est largement plébiscitée. Cette utopie du retour à la nature et de son respect est aussi une donnée de fond du discours politique.

C’est en ce sens que cette œuvre de 1968, pleine de légèreté, est toujours d’avant-garde et sa présentation dans le cadre de LUMA largement justifiée.

Avec « Paradise Regained », la référence religieuse n’est qu’un vecteur de la pensée de l’artiste, le sujet étant une utopie sociale, alors que « The Return of the Prodigal Son » renouvelle une scène de genre bien connue liée à l’Évangile, mais demeure fortement dans l’humain par son usage du nu.

Jean Deuzèmes

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