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Carambolages. Grand Palais 2016



Une étrange exposition couvrant tous les siècles et tous les sujets et reposant sur un principe simple : chaque œuvre est liée à la précédente par un lien formel. Analyse par trois jeunes médiateurs.

Jean Hubert Martin, le commissaire de l’exposition du Grand Palais, est un découvreur d’artistes et d’œuvres, un homme d’une culture immense et un commissaire d’exposition innovant. Son exposition, Les magiciens de la Terre, 1989, marque encore les esprits puisqu’elle avait brisé la conception d’un art contemporain centré sur l’occident, dominé par la figure des avant-gardes. Pour cela il avait envoyé ses équipes dans le monde entier dénicher des artistes/artisans dont les œuvres ont été produites et montrées à la Villette, placées sur le même plan que les célébrités artistiques du moment.

Pour Carambolages, il a organisé le parcours du visiteur en le faisant zigzaguer entre des murs de vitrine/cimaise, dans une sorte de jeu de piste. Le spectateur passe linéairement d’une œuvre à une autre, de la première à la 185e, aussi bien de la peinture, de la céramique, de la sculpture que des gravures ou encore des objets du quotidien. Chaque œuvre, sans aucun cartel, est annoncée par la précédente, au travers d’un détail, d’une forme, d’un esprit. Il est donc proposé au visiteur d’assembler mentalement ces objets, comme dans un jeu de domino, et d’aiguiser son sens de l’observation sur le mode privilégié de l’analogie. Comme il y a tellement de différences, par nature des œuvres, l’exposition mérite bien son nom de carambolage (visuel), terme de billard qui désigne le fait de toucher deux billes avec une seule, par ricochet. L’absence d’informations à côté de l’œuvre contribue à ce jeu extrêmement savant et produit une déstabilisation du visiteur, qui est obligé de « travailler », de trouver les points communs par lui-même, d’entrer dans l’esprit du commissaire. Il y a bien des petits écrans épars qui font défiler rapidement les œuvres et donnent le nom et la date de chaque œuvre, mais cette exposition demeure une aventure intellectuelle stimulant l’imaginaire et confrontant aussi le visiteur à ses propres béances culturelles devant tant d’objets de culture !

Trois étudiants de l’université Dauphine ont joué le rôle de médiateurs, ils livrent leur réflexion, leur analyse et leur témoignage. Une médiation écrite.

Visionner la vidéo introductive à cette splendide exposition
Jean Deuzèmes

La règle du jeu et l’expérience. Par Céline BACQUEY

Les « règles du jeu » sont simples : Chaque œuvre est annoncée par la précédente. C’est donc un système analogique d’association entre les œuvres, comme un jeu de domino qui se poursuit du début jusqu’à la fin où l’imagination et les interprétations sont sollicitées.

Les visiteurs ont eu évidemment toutes sortes de réactions : incompréhension, déstabilisation, malaise, étonnement, embarras ou encore confusion, mais tous eurent l’envie de chercher les liens entre les œuvres. Comme eux, je fus dans un premier temps déboussolée puis réellement intéressée par les allégories philosophiques.

Après le thème de la mort, le visiteur aborde ensuite le sujet de l’érotisme et de la nature, mis en évidence par des symboles analogiques. Vénus, déesse romaine de l’amour, puis Samvara, déité tibétaine en position Yab-yum symbolisant l’union divine, en passant par le bronze d’un gorille enlevant une femme nue, sont autant d’allusions charnelles et sensuelles. Peuvent s’ajouter par exemple dans la scène centrale de l’œuvre « L’Allégorie des cinq sens » de Bartolomeo Passerotti, d’autres éléments tels une figue ouverte, un pied de porc ou encore une gousse d’ail. D’ailleurs cet artiste, graveur et peintre du XVIe siècle a fixé les nouvelles règles de la peinture sacrée. Selon lui, l’art doit être la bible des pauvres.
Entre nous, pas sûre que les visiteurs ont tous compris les sous-entendus des artistes.

Quant aux œuvres suggérant des formes anthropomorphiques, elles invitent le spectateur à aller au-delà de la première apparence et des limites de la biographie des artistes. En fin de compte, à quoi sert l’art ? Dans son album inachevé « Tintin et l’Alph’Art », Hergé fait d’ailleurs dire au capitaine Haddock sur l’art : « ça ne sert à rien, mille tonnerres, c’est de l’art. » L’art d’aujourd’hui intègre aussi bien des œuvres traditionnelles qu’inédites. Les artistes sélectionnés ne sont pas uniquement peintres ou sculpteurs. Carambolages expose aussi des auteurs plus inédits, tels que l’Âne Lolo qui « peint » aléatoirement.

Cette promenade artistique invite le spectateur à un divertissement qui entend stimuler le savoir.

Finalement, l’exposition Carambolages constitue une expérience très personnelle. Le visiteur novice ou expérimenté recherche sa propre interprétation. L’œuvre d’art est alors une richesse inépuisable de sens.

Céline BACQUEY
étudiante en deuxième année à l’Université Paris-Dauphine

De Ludovico Carracci à Jacques Lacan. L’art est subversif. Par Alexandre Bouamama.

Qui a planté ce clou ? Je ne sais pas., Ilya Kabakov, 1972

Un clou. Un simple clou posé au milieu d’un fond blanc encadré d’un vert pâle. Deux rectangles, d’un rose tout aussi pâle, présentent deux femmes, Olga et Jannina. La première demande « Qui a planté ce clou ? » et la seconde de répondre avec un théâtral « Je ne sais pas ». Voilà la première œuvre que j’ai présentée lors de ma médiation de l’exposition Carambolages, dans le cadre de la Nuit des Musées, organisée par le Grand Palais, l’Université et la Fondation Dauphine.
Cette œuvre offre une vue d’ensemble de l’exposition et des enjeux qu’elle soulève. Le titre de cette œuvre d’Ilya Kabakov reprend mot pour mot le dialogue des deux protagonistes Qui a planté ce clou ? Je ne sais pas. (Photographie 1). Cette question du sens de l’art accompagne toute l’exposition à la fois dans le questionnement général sur la portée de l’œuvre, mais aussi en permettant par sa forme libre – il n’y a presque aucun cartel – de lier les œuvres entre elles. Le cadre de pensée n’est jamais défini et le travail du médiateur culturel est celui d’un accompagnateur qui, à la manière de Socrate et de sa maïeutique, va chercher à faire germer des idées et des raisonnements chez le visiteur. S’instaure alors un climat d’échange, de dialogue autour de questions cruciales de la société moderne.

Yaël et Siséra, Ludovico Carracci, XVIe siècle

L’image du clou suit le visiteur dans les œuvres suivantes. Il trouve tout d’abord son planteur dans Yaël et Siséra par Ludovico Carracci (Photographie 2) qui relate l’histoire biblique du meurtre d’un chef d’armée [1] , avant de venir s’inscrire dans la tradition congolaise avec l’exposition de deux fétiches à clous nkisi et nkondi (Photographie 3) censés retenir une charge magique destinée à être ravivée par les clous plantés par leur consultant dans le but de se débarrasser de ses problèmes.

Ce sont ces formes de statues qui vont permettre de passer à une des œuvres les plus marquantes de l’exposition, l’échiquier Good versus Evil par Maurizio Cattelan (Photographie 3). On y observe deux camps. D’un côté le Bien, Martin Luther King en roi, Marie-Madeleine en reine. De l’autre, le Mal où Adolf Hitler et Cruella D’Enfer prennent leur place respective. Datant de 2003, cette œuvre est une réponse directe au discours sur l’état de l’Union du Président Georges W. Bush de l’année précédente, mettant au ban de la communauté internationale un groupe de pays figurant dans l’axe du mal. Néanmoins, l’artiste s’éloigne rapidement du manichéisme avec par exemple la figure de Pinocchio, le menteur par excellence, placé dans le camp du Bien. Plus significative encore est la présence de Sigmund Freud dans les deux camps. Une manière de mettre le père de la psychanalyse face à ses démons : la cocaïne ou certaines de ses expériences. Mais cette double présence est capitale à un autre niveau interprétatif, au sein même de la théorie psychanalytique où l’ambivalence est un thème primordial. Cette ambivalence même de la psyché liée à la forme artistique résonne dans le Séminaire XX, encore de Jacques Lacan. Il y définit l’œuvre d’art comme ce qui « est de toujours et partout – obscénité [2] » et donc qui pousse chaque fois à la réflexion. L’obscénité de l’art selon Lacan nous oppose directement à nous-mêmes car, pour reprendre les mots du philosophe Hans-Georg Gadamer, « la richesse de sens, qui est celle de l’œuvre d’art, repose naturellement sur le fait que celle-ci nous adresse la parole, [elle représente] l’homme lui-même en son existence [3] » .

Nkisi et Nkondi, XIXe siècle – Statue reliquaire de Sainte Walburge, vers 1800 – Retable « Napoléon », XIXe siècle – Good versus Evil, Maurizio Cattelan, 2003.

L’art nous renvoie donc à nous-mêmes et Carambolages, dans la présentation d’œuvres, épurées, livrées à elles-mêmes tout en restant liées entre-elles, présente cette pleine essence de l’œuvre. Il n’y a là aucune recherche de vérité, l’énoncé esthétique se suffit à lui-même. Il est. On est, tout au cours de cette exposition, face à une balade où le sens glisse au fil des interprétations, mais garde toujours une puissance questionnante. C’est ainsi que le visiteur se retrouve, dans chaque œuvre, face à un miroir. On y retrouve l’art dans ce qu’il a de plus sauvage au sens lévi-straussien [4] , de plus authentique, de plus subversif. Je l’ai vu lors de ma formation et lors de ma médiation culturelle. Les œuvres exposées ne laissent jamais indifférent. « L’art, disait Nietzsche, nous est donné pour nous empêcher de mourir de la vérité [5] » .

Alexandre Bouamama
étudiant en DEGEAD 2 à l’Université Paris-Dauphine

Art universel et accident visuel. Témoignage de Sajia
Ghenimi

J’ai eu l’occasion d’être médiatrice lors de la nuit des musées au Grand Palais pour l’exposition Carambolages. Et c’est lors de cette expérience que j’ai pu découvrir de multiples oeuvres et le principe original de cette exposition.
L’oeuvre qui m’a tout particulièrement touchée est celle de Wim Delvoye, un artiste contemporain. Cet étui pour mobylette en aluminium avec une ancienne Peugeot à l’intérieur m’a tout de suite interpellée : sans en connaître les détails, je me suis demandé pourquoi un si bel étui contenait un tel objet. En effet, j’y avais simplement vu un étui magnifique, imaginé fermé, et lorsqu’on l’ouvre, on y découvre une motocyclette usagée et ancienne, comme si on découvrait une coquille vide. C’est aussi l’idée que l’on peut se faire d’une personne en se basant sur les apparences qui sont parfois trompeuses. Cette interprétation est très personnelle et explique par la même occasion mon intérêt pour cette exposition : pouvoir fixer sa propre ligne directrice, sa propre interprétation. Pourquoi donc cette oeuvre en particulier ? Pour moi, elle fait directement écho à l’une des premières oeuvres de l’exposition : le panneau « LISTEN TO YOUR EYES ». Avec cette oeuvre, nous n’avons pas envie « d’écouter nos yeux » : l’idée qu’un étui pour mobylette puisse avoir une utilité parait absurde. C’est finalement pour moi tout l’objet de cette exposition : se laisser aller à sa propre imagination, faire ses propres liens visuels, sans se baser sur un quelconque prérequis et surtout : repenser notre approche traditionnelle de l’art en suscitant notamment le questionnement chez le visiteur. Finalement, chacun arrive avec sa propre expérience, ses propres connaissances et fait des connexions entre les oeuvres.

Je trouve que cette oeuvre est à l’image des choix du commissaire de l’exposition (Jean-Hubert Martin) puisqu’elle est assez singulière, peu commune et révélatrice de la volonté de son auteur : Wim Delvoye, artiste belge, contemporain, avant-gardiste, qui choque et/ ou surprend (on évoquera par exemple ses tatouages sur des cochons vivants). Il est l’auteur d’oeuvres surprenantes avec des touches d’humour, mais aussi une volonté satirique. Mais surtout, ses oeuvres ont la particularité d’êtres accessibles et compréhensibles à un large public. Ce qui fait encore écho à l’exposition Carambolages qui se veut l’expression en quelque sorte d’un art universel, pas réservé à des privilégiés.

C’est surement l’aspect qui m’aura le plus touché dans cette exposition : pouvoir m’approprier les oeuvres, les interpréter et me rendre compte que l’art était véritablement ouvert à nous tous. On le remarque dans le choix des oeuvres qui nous viennent des quatre coins du globe, d’époques, cultures, et matériaux différents que l’on peut, le temps d’une exposition, lier les unes aux autres par le biais de notre imagination lors de cet « accident visuel ».
Donc finalement, une chose à vous dire : « LISTEN TO YOUR EYES ». Allez voir Carambolages et laissez-vous emporter par cette exposition qui se veut offrir un art pour tous, dans un confluent d’échanges, de rencontres entre les âges, les lieux, les influences et les expériences. Plus qu’un art pour tous, c’est un art de penser.

Sajia
Ghenimi
étudiante à l’université Paris-Dauphine.
Médiatrice d’une nuit au Grand Palais pour l’exposition Carambolages.


[1Juges, 4, 22.

[2LACAN Jacques, Le Séminaire XX, Encore, 1975, Paris, Seuil, p.144.

[3GADAMER Hans-Georg, Vérité et Méthode, 1996, Paris, Seuil, p.68.

[4« Cette « pensée sauvage » qui n’est pas, pour nous, la pensée des sauvages, ni celle de l’humanité primitive ou archaïque, mais la pensée à l’état sauvage, distincte de la pensée cultivée ou domestiquée en vue d’obtenir un rendement […] se définit par une dévorante ambition ». LEVI-STRAUSS Claude, La Pensée Sauvage, 1962, Paris, Plon, p.289 et 291.

[5NIETZSCHE Friedrich, La Volonté de Puissance, Tome 1, 1995, Paris, Gallimard, p.387.

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