Le photographe Andres Serrano est représenté par trois œuvres, différentes par leur sujet, leur finalité ; mais le style est commun et produit le même effet sur le spectateur, car cet artiste est aussi un metteur en scène. Il transforme ce qui pourrait être documentaire en un sujet qui donne à réfléchir ; il provoque et laisse au pouvoir de l’image le soin de nous interpeler sur de grand sujets au demeurant classiques : le religieux, la mort, la haine de l’autre.
Avec Kuklanaman, Andres Serrano, poursuit sa réflexion sur l’Amérique ethnique et raciste, sur l’histoire du Sud. Mais il le fait ici sur le mode du portrait, et non du groupe. Alors que le Klan n’est plus qu’une puissance symbolique, il demande à des membres de poser avec leurs habits. Il en ressort une vision de personnes en habits quasi sacerdotaux dans une composition très solennelle.
Mais, et le titre de l’œuvre le dit bien (« a man ») , ce qui importe à l’artiste est avant tout de saisir l’individu sans le dissocier de son appartenance. On n’en voit que les yeux qui fixent frontalement le spectateur et à peine les mains. Le personnage traduit une puissance passée, mais aussi une permanence symbolique dans notre subconscient. Il n’y a pas de dénonciation morale ni politique dans cette œuvre, il n’y a ni emphase, ni menace, ni documentation, mais une présence qui est interrogation : comment ce dont il ne reste que des traces peut-elle encore constituer ce fond d’image idéologique de l’histoire américaine ? De cet extrémisme politique, que demeure-t-il ?
Avec The Church, Sœur Jeanne Myriam, (1991, Paris), Andres Serrano aborde une autre question, celle de la prière et de l’intériorité. Ce qui se passe dans les hommes qui se livrent à cette pratique humaine a fait l’objet de nombreuses approches artistiques, dans la peinture religieuse qui constitue une base forte de l’art occidental. Il est curieux de le voir aborder dans cette exposition. Qu’y a-t-il « d’extrême » ici ?
On peut l’entendre avant tout dans le questionnement artistique lui-même : par quel biais de mise en scène, et jusqu’où l’artiste peut aller pour décrire une expérience qui est finalement commune mais tellement singulière ? Qu’est-ce qu’un geste extérieur traduit de l’instant, de l’intime ?
L’exposition« Traces » , avait exploré cette question, mais ici les commissaires ont choisi un point de vue, celui des mains comme expression d’un ailleurs de l’être, d’une relation non représentable.
Il n’y a pas de visage, mais un corps simplement suggéré, et surtout deux mains, une peau, des doigts d’une présence incroyable du fait de la précision de la photo, et des plis d’un habit blanc qui prennent une grande importance. Symbolique des plis de l’âme, où les ombres sont bien présentes ? Ce portrait est bien encore un tableau où les détails réactivent toute une symbolique. Tout n’est que suggestion d’un état, que sans nul doute l’artiste connaît. Un tableau méditatif, qui n’a pas besoin de commentaires…
Avec Knifed to Death I et II, deux photographies issues de la grande série Morgue, le spectateur est confronté à la mort, violente et volontaire, le suicide. La beauté de l’image dans sa grandeur (près de deux mètres de large par photo !) se conjugue à la répulsion. Même après avoir vu plusieurs fois cette œuvre, l’effet choc est toujours le même.
À la maison Européenne, l’effet de mise en scène est accentué par la faiblesse de l’éclairage de la pièce où l’œuvre est placée ; mais le caractère dramatique est immédiatement tempéré par le déjà connu d’une référence classique : la création de l’homme de Michel Ange, à la chapelle Sixtine, et d’une manière plus lointaine les toiles des Christ de Mantegna (XVe siècle), de Théodore Géricault ou de Rembrandt.
Peut-on esthétiser pareillement la mort ?
Il ne s’agit pas ici de portraits de morts renvoyant à ces expériences que tout un chacun à connues vis-à-vis de proches, mais de la mort en elle-même, non pas comme concept, mais comme réalité universelle. Avec cette composition, l’artiste semble aussi faire acte de croyant : la vie au-delà, celle de la création, à laquelle il est fait référence par le biais artistique.
Il va surtout plus loin, car en mettant en avant les doigts encrés, empreintes digitales policières, en montrant les entailles à peines refermées, il donne à ces morts une fragilité, une vulnérabilité que la situation dans la morgue gomme a priori. Il ne présente pas une réification des morts, mais sans les juger il nous montre des personnes, où plutôt il nous les rend présentes par des mains. Dans d’autres œuvres, il montre des pieds, un ventre. L’extrême repose dans le fait de joindre la subjectivité des personnes jusque dans la mort et la réalité la plus commune, une sorte d’universel qui est renforcé et rendu plus acceptable par la culture, par la référence à d’autres œuvres.
Tout compte dans ces trois photos :
leur taille, généralement de très grand formats, afin de monumentaliser des faits ou des idées ; la couleur qui est souvent associée au noir pour accentuer certains aspects dramatiques, la prise de vue que le spectateur peut à son tour travailler en isolant les détails. Les sujets sont très construits et puisent dans des références implicites à des œuvres peintes classiques ou baroques. Serrano se situe bien dans une tradition picturale et cherche à la réactualiser par le médium qui est le sien : la photo au service d’une idée, qui est l’objet premier de son art. Il est un déclencheur d’émotions. Ses images sont directes, surprenantes car ce sont aussi des puzzles nous laissant libre de les assembler, repoussantes par le thème ou le regard, mais attirantes par la beauté plastique. Tout à la fois. Il y a du baroque dans cet artiste qui puise dans l’iconographie des images catholiques, qui se dit religieux dans une société protestante, et non pas hérétique. C’est un contestataire des fondamentalismes par son usage talentueux de la provocation visuelle. Finalement, ce n’est pas un iconoclaste, mais bien plus un producteur de nouvelles icônes et cela depuis les années 80.
En mettant cet artiste en exergue de l’exposition, les deux commissaires ne se sont pas trompés, c’est une explorateur des extrêmes, c’est un fantassin des limites du sens, de son expression, comme on pourrait le dire d’un soldat au front.
Et à côté de Serrano ?
Dans la salle « l’ultime », une des plus stimulantes car elle tourne autour de l’intériorité, de la spiritualité, il y a d’autres œuvres splendides, aux côtés de « The church » et notamment, cette évocation de l’intériorité hindouiste.