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Anish Kapoor. Léviathan



Une exposition magistrale et subjuguante où une seule œuvre se confrontait à l’architecture du Grand Palais

Monumenta est une exposition annuelle qui met au défi un artiste et une architecture. Anish Kapoor, artiste indien né à Bombay en 1954 mais vivant et travaillant à Londres depuis 1973, a relevé magnifiquement ce défi en proposant, du 11 mai au 23 juin 2011, une œuvre où voir commençait par une expérimentation de tout le corps, lorsque le visiteur entrait dans la sculpture-installation.

Valérie Simonnet, photographe ayant exposé à Saint-Merry pour Voir et Dire en janvier 2011, dit son émotion et vous invite à redécouvrir cette œuvre.

Dans son dossier, V&D présente quelques aspects techniques et aborde des questions de sens relevant de l’émotion esthétique pure, du spirituel et du politique.


L’œuvre. Une prouesse technique - dossier à déplier

Léviathan est une prouesse technique, avec ses 11 tonnes de toile ; une structure gonflable dans laquelle le spectateur commence par entrer et vivre une expérience intense ; ses sens y sont déstabilisés par la lumière, la surpression ambiante, la chaleur et la foule ; puis il ressort pour voir. Il découvre alors une structure en forme de trèfle qu’il ne peut jamais voir entièrement tant elle est grande (35 m de hauteur alors que le Grand Palais en fait 37).

La toile a été minutieusement conçue par des équipes d’ingénieurs, elle est translucide, rouge sang, on dira peut-être plus tard « rouge Kapoor » comme on dit « bleu Klein » ou « verre Grand Palais ». Ce monochrome change de tonalité à l’intérieur du fait de la forme et des jeux de lumière provenant de la voûte du Grand Palais. Il évolue bien sûr dans le cours de la journée, mais l’expérience vécue est toujours aussi forte.

La toile a été fabriquée à partir de lames de tissu collées. La structure est complètement lisible par les bandes de collage et donne au visiteur l’illusion d’être dans un corps de monstre dont il voit les vaisseaux sanguins.

Cette œuvre très originale s’inscrit dans une démarche artistique qu’Anish Kapoor déploie à des échelles variées avec un égal génie. Il avait déjà occupé la totalité de la grande nef de la Tate Gallery à Londres en 2002 avec Marsyas.

Le lieu a une importance fondamentale. C’est plus qu’un cadre ou un contenant. Il réactive certaines questions de sens induites par l’œuvre, par exemple le rapport dedans-dehors d’une œuvre. Les fers de la verrière se projettent à l’intérieur de Léviathan et se conjuguent ainsi avec les lames de la structure gonflable. Vus de l’intérieur, métal et matière organique du tissu se répondent et s’interpénètrent en vibrant sous la lumière. Vue de l’extérieur, la structure offre une confrontation entre la transparence de la verrière et l’opaque de la toile. La technique mobilisée par Anish Kapoor change les questions de perception selon la position du spectateur, ce qui n’est pas fortuit, mais relève d’un questionnement permanent de l’artiste sur le regard.

Cette œuvre a été conçue uniquement pour ce lieu ; elle est donc éphémère (dix-huit mois de conception - fabrication et trois jours de montage), à moins que son succès entraîne une réexposition dans un autre lieu.

Une vision de l’œuvre par une artiste

Anish Kapoor a voulu expressément que nous prenions connaissance de son œuvre par l’intérieur d’où l’aveuglement du hall d’entrée du Grand Palais

Le regard de Valérie Simonnet

Dans la juste filiation du Léviathan biblique, gueule immense qui peut avaler le monde et ses créatures, il souhaitait que cet ogre énorme nous avale avant de nous recracher, que nous soyons enfantés par lui avant de pouvoir nous en saisir. Car il s’agit bien ici d’un dialogue infini entre le dedans et le dehors, l’intérieur et l’extérieur.

Le regard de Valérie Simonnet

Tout part donc du ventre de la baleine qui nous donne, c’est selon, le sentiment apaisant du bienheureux baignant dans une lumière intra-utérine, ou une sensation d’étouffement, d’écrasement malgré l’élévation immense renforcée par les vertèbres de la verrière en ombres chinoises. Les voix de la foule s’apaisent, il y a comme un recueillement, on ne comprend pas tout, mais on saisit instantanément pourtant au fond de soi ce que ce lieu réveille. Est-ce la légère sur-pression ou le mélange d’hélium on se sent euphorique ou repoussé vers l’extérieur comme enfanté par le monstre.

Dehors le spectacle et l’émotion sont plus forts encore. L’objet a pris toute la place pourtant immense de la nef mais tout en douceur, en rondeur.

Objet pénétrant, violacé, sombre presque noir, il écrase de sa taille les fourmis qu’il vient de crache,r mais semble faire corps avec la nef qui l’épouse.

Reine des fourmis, il nous contemple impassible pendant que s’agitent tous ceux qui veulent le « prendre », exercice parfaitement vain tant la chose est imposante. Seule la nef est plus grande encore et le baigne d’une lumière crue, le griffe de ses ombres, le protège pourtant.

A l’extérieur le silence est plus grand encore malgré les qualités terriblement sonores du lieu. La tête renversée on déambule sous les formidables cuisses de la bête, on se sent infime, sans prise, petit porteur de vie devant un gigantesque ovule, on touche, on heurte, on caresse, on n’a qu’une envie : rentrer à nouveau dedans, faire partie de ce tout. (Valérie Simonnet)

Le regard de Valérie Simonnet

Questions de sens- dossier à déplier

Le monochrome rouge.

Lorsque le monochrome est apparu dans les années 60, il a été interprété comme la mort de la peinture, comme si celle-ci n’avait plus rien à dire tant dans le figuratif que l’abstraction. Or, les artistes visuels, et dans leur champ les musiciens aussi avec le minimalisme répétitif, en ont fait une branche nouvelle des arts plastiques en le combinant avec des structures modernes par le matériau ou le médium (bois, formica, néon etc.). Kapoor n’appartient à aucune école, mais va faire du monochrome une incroyable richesse. Avec Léviathan cette approche n’est pas dissociable de celle de la lumière qui le traverse, alors que d’autres artistes, comme Robert Ryman avec ses monochromes blancs qu’il a faits toute sa vie, laissaient la lumière éclairer simplement la surface peinte pour révéler les multiples nuances de la couleur déposée sur une toile.

En Inde, le rouge est partout. Il est lié aux offrandes à Shakti, la force, et il symbolise aussi l’amour et la prospérité d’une maison. Il est surtout la couleur du bindi, cette goutte qui orne le front et symbolise le troisième œil mystique, le rapport entre la personne et le principe de création.

Le rouge de Anish Kapoor n’a rien d’exotique ; il est sombre et résulte de sa constante recherche sur la couleur que l’on pourrait désigner d’essentialiste.

« Je me suis demandé si l’on pouvait faire de la couleur une sculpture… Ce que je voulais, c’était traiter de la couleur absolue. »

C’est ainsi qu’il a commencé à se faire connaître par l’usage de pigments de couleur purs déposés en forme pyramidale les uns à côté des autres. Avec l’œuvre du Grand Palais, le rouge submerge le spectateur et n’a rien de contingent. Une seule couleur conjuguée à une forme complexe touche au sublime, l’absolu, car elle fait remonter bien des images inconscientes (cavité utérine par exemple) et conscientes tout en se situant dans des champs symboliques multiples.

La force de la couleur pour ouvrir à autre chose que le matériel.

La lumière

La réflexion de Kapoor sur les rapports entre lumière et matériaux est permanente, si l’on se souvient de la multiplicité de ses œuvres faites de métal coloré et polies à la perfection, véritables trompe-l’œil puisque, grâce à la maîtrise des reflets, l’artiste nous attire vers un trou ménagé dans l’œuvre que l’on ne voit pas immédiatement. Avec Léviathan, la lumière est à mettre en relation avec le mat et le translucide.

À la tombée du jour

Dans l’œuvre de cet artiste, la lumière n’est pas uni-directionnelle, elle est toujours diffuse et contribue à déstabiliser le spectateur. Ce dernier perçoit les formes proposées comme des apparitions qui vont flotter au cœur ou à la surface de l’œuvre. On peut ainsi parler d’une lumière fantôme où la démarche de l’artiste n’est pas de passer de l’ombre à la lumière, comme bon nombre de peintres le font, mais au contraire passer de la lumière à l’obscurité.

La foule avant de passer le sas, la "gueule" de Léviatahn

Cette démarche de Kapoor vise à l’émotion, mais elle est aussi de nature spirituelle et s’appuie sur une notion de parcours à caractère initiatique. Ainsi, dans Léviathan, on vient de la pleine lumière, on passe par un sas obscur avant d’arriver dans l’œuvre d’abord sombre puis lumineuse, avant de se retourner pour ressortir par le sombre et avant de découvrir par l’extérieur la peau opaque, tout en gardant le souvenir vivace de cette lumière interne. N’est-ce pas ce que chacun peut vivre dans ce qu’il peut désigner comme fluctuation de son expérience intérieure, peu importe sa croyance ou son incroyance ?

La peau de l’œuvre et l’intériorité

Anish Kapoor se situe dans le sillage du minimalisme, par la recherche sur l’essence des formes, par l’intégration de l’environnement de l’œuvre et surtout par l’absence de trace de la main de l’artiste. En revanche la main du spectateur est, elle, sollicitée. Car ce dernier prend d’abord contact avec l’œuvre en marchant, puis poursuit sa découverte en essayant de toucher cette peau irréelle, qui a tellement d’analogie avec sa propre peau dont il ne voit que les pigments mais qui cache et protège. Dans ce peau contre peau, le visiteur essaye de comprendre.

Avec Léviathan, nous passons la barrière de la peau et sommes dans un écorché, un corps débarrassé de sa peau, sujet qui a tant attiré d’autres artistes comme Rembrandt ou Fragonard, cependant ce n’est pas dans le registre de la violence ou de l’horreur, mais dans l’apaisement d’une découverte originaire. Anish Kapoor poursuit alors une démarche artistique où il avait traduit le mythe de Marsyas, satyre écorché vif après qu’il eut défié Apollon. Le spectateur n’est pas témoin de ce récit, ce qui était le propos de l’œuvre de la Tate Gallery, il participe d’un autre récit mythologique ou biblique dont le titre est porteur. Tout en montrant la peau, l’artiste s’en débarrasse et nous confronte à ce qu’est l’intériorité.

Une fois de plus, une expérimentation humaine de l’art pour dire bien autre chose…

Le vide et la forme.

Vue de l’extérieur, l’œuvre est une forme pleine mais vue de l’intérieur, c’est un vide ; et cela est une constante chez Kapoor, une sorte de « poétique du vide », d’attraction pour un vide qui aspire le regard et l’esprit du spectateur. Dès la fin des années 80, il avait constaté que c’est en vidant des sculptures (Adam), qu’il pouvait créer un espace davantage rempli. De ce point de vue, il est en lien avec toute une tradition spirituelle hindouiste ou l’état de vide n’est pas un espace non rempli, mais un espace d’éveil et de plus grande liberté.

La sculpture des années 20, avec Lipchitz avait vidé les sculptures de fer pour désigner le vide par des contours en fils de fer. Mais ici, on change de dimension avec cette surface courbe.

L’objet toile se dématérialise malgré sa masse.

En réduisant l’ensemble à une seule couleur, sans objet intérieur, pour détourner l’attention, en laissant le spectateur déambuler dans la surpression, on passe du vide au volume. Le contenant et l’absence de contenu apparent créent un contenu tout autre qui, lui, réside dans le spectateur : un imaginaire excité par la forme de l’œuvre. La perfection de l’œuvre fait illusion et engendre la fiction en chacun de nous.

Le vide dessine une forme.

La concavité, l’extérieur et l’intérieur

« Presque tout ce que je fais est géométrique »

La plupart des œuvres de Kapoor font appel à la concavité. La construction géométrique y est immédiatement perceptible, même si elle est d’une grande complexité et fascinante à ce titre. Avec Léviathan, il s’agit de trois lobes identiques, des poches que l’esprit reconstruit car l’œil ne peut les voir entièrement ; on n’en voit que les cols d’où ils partent. La concavité suggère un intérieur plus éloigné et accueillant.

Par la rigueur du dessin, les bandes collantes créent un paysage rassurant ; tout y est régulier, harmonieux, cette immensité étant faite avec un minimum de matière bien agencée. Pour créer cet univers et ses qualités, Anish Kapoor mobilise les propriétés des matériaux et en accentue le caractère doux, protecteur ; au contraire, dans d’autres œuvres comme les aciers polis, il crée le vertige dès que l’on s’approche.

Si son travail sur les caractères optiques des matières crée un lien fort entre l’environnement et l’œuvre, par exemple lorsque les sculptures polies renvoient l’image du lieu, du paysage et bien sûr du spectateur, dans Léviathan, ce sont les concavités qui constituent elles-mêmes l’environnement. Le spectateur est inclus dans ce dernier.

Ces formes concaves modifient les bruits, les paroles et tout autant la perception de l’espace, obligeant le spectateur à regarder et à marcher autrement.

Quand il sort et voit les formes opaques, le concave s’est transformé en convexe autrement étrange. Et pourtant c’est bien la même œuvre. À l’inverse, retournez un tableau, vous verrez le cadre et la surface toujours plane de la toile !

Mais il faut compter avec le bâtiment qu’est le Grand Palais, le convexe de l’œuvre dialogue avec le concave des voûtes de verre. Vertigineux ! Concave et convexe ne se dissocient pas ; ils ne sont pas opposés l’un à l’autre. Tout est possible, comme dans le spirituel.

À l’intérieur, Anish Kapoor suggère l’illimité. À l’extérieur, la forme est limitée et pourtant on ne peut la voir entièrement ! Entre infini et fini le spectateur ne peut que chercher sa propre échelle.

Le politique dans l’œuvre

Si dans la précédente Monumenta, Christian Boltanski, avec Personnes, avait fait une œuvre sur le pouvoir, Léviathan est une œuvre qui, par son titre et ses multiples résonances, dépasse l’interrogation sur la matérialité de l’art ; elle plonge ses racines aussi dans le politique.

Le titre, qui reprend la dénomination biblique de l’enfer, est celui d’un ouvrage fondateur de la science politique où Thomas Hobbes (1651) justifie le pouvoir d’État, par la contrainte et le droit pour faire face au chaos. Il vante ainsi l’intérêt d’un pouvoir centralisateur que l’on ne doit pas contester.

Or ce titre n’a été choisi que très tardivement et l’œuvre est dédiée à l’artiste chinois Ai Weiwei, architecte et plasticien autrefois adulé par le régime communiste qui a toujours gardé son esprit d’indépendance et s’est progressivement radicalisé. Peu de temps après que son atelier eut été détruit pour cause immobilière, il disparut le 3 avril 2011 sans laisser la moindre trace. C’est Ai Weiwei qui a dessiné le stade de Pékin, appelé le nid d’oiseau. Quand on est à l’intérieur de Léviathan, les ombres des fers des verrières s’entrecroisent avec les bandes collantes de la toile : l’analogie formelle avec le nid d’oiseau se fait sentir immédiatement.

Le choix du titre est bien à la hauteur de l’œuvre.

Avec Léviathan, voir commence par expérimenter avec tout son corps, se déplacer pour appréhender un univers autre et c’est le corps qui donne l’échelle de l’œuvre à l’intérieur comme à l’extérieur. Avant de comprendre, l’imaginaire parle et vient questionner ce que l’on voit optiquement. La vision est bien faite dès le départ d’imagination.

« L’intention de l’artiste ? Parvenir à un effet poétique par la maîtrise de la matière et à un effet psychologique qui nous place en deçà de la verbalisation. Anish souhaite que cette œuvre qui va susciter tant de commentaires dépasse l’intellection et conduise à l’idée du merveilleux.… Il insiste sur les capacités perceptives, tactiles, sensuelles, optiques. Comme si l’image et la sensation créaient l’inconscient, et non plus le langage. »commente Jean de Loisy, le commissaire de l’exposition et ami de longue date de l’artiste.


Une exposition à revoir. Anish Kapoor à Bilbao. Les photos commentées

Sept photos de Valérie Simonnet. Solitude et Léviathan

Le regard de Valérie Simonnet

Messages

  • Je suis allée voir" Léviathan"d’Anish Kapoor. Non pas "voir" mais entrer dans le Léviathan. Le Léviathan, chose énorme, monstrueuse qui symbolise les forces du mal. Rentrée dedans , j’en suis sortie, je m’en suis sortie.
    Plutôt que Léviathan, j’ai pensé à Kali, grande déesse, mère universelle,à la fois destructrice et créatrice, toute puissante, mais adoucie par Shiva, son époux.
    L’exposition force à entrer dans le ventre nourricier, immense, richement irrigué mais étouffant. Des petits humains, lilliputiens, serrés dans les entrailles, presque muets, s’agitent doucement, comme sidérés, tournant dans l’espace qui parait clos au premier regard.Jusqu’au moment où ils réalisent, où ils doivent réaliser qu’il y a une issue. Quasiment expulsés, ils sont dirigés vers l’espace -univers du Grand palais dans lequel s’inscrivent les formes extérieures du Léviathan- Kali. Là, le monstre se donne à portée humaine.
    On respire, libérés, voire amusés par le spectacle d’une oeuvre gigantesque que l’artiste lui-même a su génialement inscrire sans l’écraser jusqu’aux limites de l’architecture aérienne de métal et de verre. En notre faveur, pour nous, petits humains que nous sommes, propulsés dans l’univers, cette série d’emboitements est né de l’imaginaire d’un artiste, homme comme nous,qui a eu le génie de recreer un monde. Une rareté comme tous les Monumenta.

    Marie-Thérèse Joudiou (une interprétation parmi d’autres possibles)