Les œuvres de Asamï Nishimura sont pleines de références à des objets antérieurs et à des postures artistiques passées : tout s’y renouvelle en permanence. Il n’est pas neutre que son site Internet ait pris l’aspect d’une immense page Instagram, dessins et objets.
Le titre fait immédiatement penser à Bagdad Café, le film culte des années 80 sur l’amitié, la bizarrerie des lieux, sur la capacité des individus à rebondir et bien sûr à sa bande-son lancinante. En effet, le film et la vidéo ont quelques points communs : le type de lieu, un café, deux femmes devenues amies, le bizarre, l’esprit de poésie du quotidien, l’improbable.
Asamï Nishimura ; Café Deepest Place. 2018 from Voir & Dire on Vimeo.
Un rêve de l’artiste devenu vidéo
Asamï Nishimura fait partie d’un collectif d’artistes qui, par leurs œuvres ou leurs performances, veulent réhabiliter un village du XVIe situé au bord du plus grand lac du Japon, à côté de Kyoto. À ce titre elle participe régulièrement à la Biennale artistique Biwako qui permet de lever des fonds.
« En 2018, je voulais inviter le public au plus profond du lac Biwa. Prendre le temps de partager un café à deux, se reposer en regardant le jardin japonais, au milieu d’une chorégraphie de poisson traversant l’espace. Les ballons sont des bulles d’air qui sortent de ces personnes heureuses. La scène se déroule au plus profond, là où il y a peu de lumière, où tout est bleu, le poisson et les bulles. J’ai servi le café à ces amies, dans des tasses que j’ai fabriquées moi-même et qui sont les traces de mon passage, comme dans tous mes voyages. »
Une Berthe Morisot de la vidéo ?
Pour s’en convaincre, il suffit de rapprocher deux phrases :
"[Mon ambition] se bornerait à vouloir fixer quelque chose de ce qui passe. Oh, quelque chose ! La moindre des choses. Hé bien ! cette ambition-là est encore démesurée ! Une attitude de Julie, un sourire, une fleur, un fruit, une branche d’arbre, une seule de ces choses me suffirait."
Berthe Morisot, 1891. Peintre de la vie moderne, elle n’eut de cesse de fixer ce qui par nature est éphémère, des moments fugaces de lumière et de mouvement, et de brouiller les frontières, entre intérieur et extérieur, privé et public, fini ou non fini. (Site Musée d’Orsay)
« Quand je voyage, je ne perçois que l’instant présent qui nous appartient. Il devrait en être ainsi tous les jours. Dans ces moments-là, j’ai senti les odeurs, la sensation de toucher, le son et le goût, les couleurs. Je vous invite au voyage de ces instants, mangeons des gâteaux avec le thé.
Ce gâteau au chocolat représente la terre comme notre corps. Et le grand Vert, une plante symbole de la vie. Quand la vie rejoint le ciel, il reste la terre seule, et le partage avec le public. Puis, je les invite au moment du voyage, avec un bol de thé. »Écrivait-elle lors d’une performance 2016
Une vision du confinement : la réalité de l’autre
Le poisson tourne, la caméra tourne autour de lui, autour des humains.
Ici, c’est le poisson qui est confiné, dans une eau claire. Qui regarde qui, du poisson ou du spectateur ? Il n’est pas seul, il y a d’autres aquariums dans la façade. Peut-on parler encore aujourd’hui de la beauté du « confinement piscicole » ? Qu’en sait-on ? Des associations de respect des animaux militent contre la pêche, d’autres commencent à s’en prendre aux poissons rouges. Ouf, celui-ci est bleu.
Les deux amies qui rient ne sont pas, elles, confinées dans le Café Deepest Place. La porte est largement ouverte sur un jardin lumineux. Situation que chacun retrouvera à la fin du confinement.
Un imaginaire nourri des contes de fées japonais
Si Asamï Nishimura fait de ses rêves d’aujourd’hui des œuvres et des objets, elle est imprégnée de la culture des contes japonais : par exemple le palais merveilleux sous-marin Ryūgū-jō et l’histoire de Urashima Tarō, dont il existe de multiples versions, et qui a été reprise dans d’autres cultures. Lire. Télécharger le conte en français
Urashima Tarō est un pêcheur qui sauva une tortue se faisant malmener par des Ry enfants. Le lendemain, une gigantesque tortue vint à sa rencontre : la tortue qu’il avait sauvée était la fille du roi de l’océan, qui voulait le voir pour le récompenser. Il fut récompensé par un séjour à Ryūgū-jō, le palais sous-marin de Ryūjin. La tortue sauvée s’était transformée en jolie princesse, et il passa un long moment à ses côtés. Mais Urashima commença à souffrir du mal du pays. Elle l’autorisa alors à retourner chez lui et lui offrit un coffret incrusté de joyaux, la Tamatebako en lui disant de ne pas l’ouvrir. De retour chez lui, Urashima découvrit que plus de trois cents ans s’étaient écoulés depuis son départ et que plus personne ne se souvenait de lui ou de ses contemporains. Dépressif, il retourna sur la plage où il se souvint du coffret qui lui avait été offert avant son départ. Il l’ouvrit, libérant un nuage de fumée blanche ; il se mit à vieillir soudainement, se transforma en grue et s’installa sur le mont Horai : le coffret contenait son âge réel. (Wikipedia)
Cette histoire est surtout à l’origine d’un des premiers films d’animation japonais, en 1918 ; émouvant. Voir vidéo.
Les précédentes interventions de Asamï Nishimura à Saint-Merry
En 2010, Asamï Nishimura, toute jeune lauréate avec félicitation de l’école des Beaux Arts, y réalisa la première exposition d’été>>>, avec une immense toile dans la nef et une installation en carton dans une chapelle.
Le 12 juillet 2018, elle inaugura l’exposition d’été liée à la Biwako Biennale, « Beyond », par une performance avec oiseau. Voir film sur Voir et Dire >>>.
L’artiste entretient des liens forts avec la nature et ses animaux. Ici le poisson bleu s’est substitué à la perruche nichée dans ses cheveux.
Le bizarre et la poésie font bien partie de la continuité de son projet artistique ; la beauté de ses œuvres passe par cette voie.
Jean Deuzèmes
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