Le point de vue du Commissaire.
Marjolaine Salvador-Morel vit et travaille en Normandie et profite de ses paysages dans lesquels elle échafaude son œuvre ; le végétal et la nature sont ses sources d’inspiration. Une plante, une fleur ou un bouquet comme « modèle vivant », et non comme motif, est une pratique entendue et cela depuis longtemps mais de façon parcimonieuse. Fort heureusement, certains artistes plasticiens avec leurs diverses expressions et supports nous permettent d’admirer des chefs-d’œuvre exprimés en de divers supports aussi bien en peinture qu’en dessin et plus rarement en sculpture sauf quand celle-ci inspire les architectes de l’Art nouveau. Ici, l’artiste développe ses gestes de sculpteur avec une technique traditionnelle et ancienne pratiquée encore en Normandie : la dentelle à l’aiguille venue d’Italie en France au 17ème siècle et s’étant développée dans la région grâce à sa production de lin. Elle apprend aussi en parallèle la dentelle aux fuseaux puis ses recherches techniques l’emmènent vers d’autres matières que le coton et le lin comme le fil de lurex phosphorescent ou plus tard le fil de nylon qui devient sa « matière à sculpter », et plus récemment le fil d’or. Ses matériaux la poussent à délaisser le creux de sa main utilisé traditionnellement comme support - une sorte de métier - afin d’élaborer dans l’espace ses œuvres.
Si aujourd’hui la Nature semble être au centre de certains propos politiques, il ne faut pas oublier qu’elle est avant tout une source d’inspiration millénaire dans les pratiques culturelles ou artisanales dont certaines pièces pourraient être aujourd’hui élevées au rang d’œuvres. Nous retrouvons les techniques au service des végétaux dans l’Antiquité, mais la dimension artistique d’une expression florale est vraiment visible dès les prémices de la Renaissance comme dans l’œuvre de l’allemand Albrecht Dürer (1471-1528) avec Lilium Martagon où son lys se dresse vivant grâce à l’ondulation excessive et voulue de ses pistils ; ce qui n’est pas sans rappeler Jacinthe ou la miséricorde de la Vierge sculptée en 2014 par Marjolaine Salvador-Morel, qui installe la fleur sculptée en fil de nylon dans un mouvement d’allégresse rendu possible par sa suspension à quelques fils de nylon faisant corps avec l’œuvre tel un réseau de vaisseaux nourriciers. Plus tard, Édouard Manet (1832-1883) dès 1864 a l’audace de composer son tableau Tige de pivoines et sécateur comme un trophée de chasse ou de pêche "à la Chardin" (1699-1779).
La technique exigeante choisie par Marjolaine Salvador-Morel devient son médium dans un subtil jeu où le sens est aussi fort que le geste : ils sont gérés à l’unisson par un esprit dénué de tout a priori. En 2014, l’artiste réalise Anémochorie ou akène aigrette soyeuse, une vision macroscopique d’une graine de pissenlit qui s’envole loin grâce au souffle du dieu des vents. Nous retrouvons cette technique libérée dans les œuvres des deux grands verriers tchèques Leopold et Rudolf Balschka (1822-1895 et 1857-1939) qui élaborent un herbier où chaque plante sélectionnée est traitée, au plus proche de la nature, avec la technique du verre au chalumeau. Sur la page de leur Rudbeckia hirta L. 1900, les radicelles d’un millimètre d’épaisseur nous plongent dans l’improbable réalisation technique de la nature magnifiée. En 2016, nous avons découvert dans cette galerie l’œuvre d’Anne-Lise broyer (1975), Elle est si ravissante, qui mettait en scène une rose fanée reprenant vie par la greffe de pétales et de feuilles réalisés, avec entre-autre des cheveux de l’artiste, en dentelle aux fuseaux par Mylène Salvador-Ros. Une leçon implacable d’un savoir-faire au service de l’œuvre et d’une technique maîtrisée mais aussi libérée.
Avec Larmes de vie, Marjolaine Salvador-Morel évoque et invoque une interprétation libre chargée du pathos de la vie où diverses graines ont dépassé l’état de germination ou n’en n’ont pas eu besoin et prennent place, cette fois, dans une nature entièrement inventée par l’artiste. Les Larmes d’oro 2016 sont des résilles-chrysalides, réalisées en fils d’or et de nylon, dans lesquelles se sont lovées des perles de verre églomisées et mises à l’abri dans des cadres Napoléon III. Elles sont les reliques intemporelles des joies et des peines qui nous font vivre et qu’il nous faut sans cesse faire briller comme des joyaux. Ensuite, l’artiste dresse en fil de nylon de différents titrages et en fin fil d’or Larme de vie 2017 dans une expression plus réservée mais monumentale : une énorme goutte de liquide lacrymal luisante et veinée d’or qui, en tombant sur le sol, se régénère par la pousse de radicelles et perpétue ainsi le cycle de la Vie.
Aujourd’hui, dans la création contemporaine, le végétal est modèle : il nous suffit de penser à Andy Warhol (1928-1987) et ses Flowers de 1964 imprimées en offset et sérigraphie ; de contempler l’étonnant Large Vase of Flowers de 1991 de Jeff Koons (1955), sculpture en bois polychrome issue des traditions alpestres ; et plus récemment en 2015 de découvrir Le Nœud Pivoine de Jean-Michel Othoniel (1964) qui élabore un gigantesque entrelacs d’aluminium orné de perles de verre soufflé et coloré suspendu dans l’espace. Avec la technique de la dentelle à l’aiguille aux vides incontournables et constructeurs, Marjolaine Salvador-Morel aborde une singulière expression qui s’échappe de la paume de la main pour se modeler dans l’espace et devenir sculpture. C’est sans doute pour l’artiste une forme de modestie mêlée de jouissance que d’élever la Nature au rang de modèle « artistique ».
Yves Sabourin
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